Des caractères, encore ? Et pourquoi donc ?

“Si on ne goûte point ces Caractères, je m’en étonne; et si on les goûte, je m’en étonne de même”.
Jean de la Bruyère, Caractères, (50, I).

Lorsqu’on parle des caractères dans l’univers littéraire, la figure qui s’impose naturellement est celle de Jean de La Bruyère. Il a marqué définitivement ce registre, pour peu qu’il s’agisse d’un genre littéraire. Sur ce dernier terme, si on veut bien le retenir pour caractériser les caractères, on s’étonnera que personne n’en a assuré la continuité. Pourtant, si on retient la cause et l’effet, on pourra penser que notre temps s’y prête bien plus encore que le compassé XVII è siècle. La Bruyère s’en serait bien régalé. Ou il se serait suicidé devant ce siècle malade de la pensée défaite, saturé de complotisme, de trumpisme, de gilet-jaunisme, de libéralisme, d’individualisme, et gavé d’internet et d’iPhone et de réseaux antisociaux, devant cette faible idée que chacun produit sa propre morale, contre celle des autres. Et c’est alors toute une époque qui chavire.

La Bruyère fut toute sa vie un honnête homme. Écrivain exigeant avec lui-même et son style, aristocrate mais pauvre, chrétien mais pieux, pourfendeur de l’esprit dévot, à l’affût des travers des autres, mais en toute circonstance humble avec lui-même, respectueux des institutions de son temps, mais sans concession pour le goût du pouvoir, il fut avant l’heure un moraliste photographe. Il aura saisi plus que nul autre, sauf Molière, ces faiblesses du cœur des hommes qui les rendent si insupportables en société. Ces personnages, qui s’agitent devant nous comme au cinéma, ses aphorismes qui dénudent n’importe quelle vérité cachée, nous parlent d’un siècle classique révolu, et pourtant, et pourtant, on les retrouve bien, c’est notre voisin, notre collègue, notre copain, c’est tout ce monde qui parle et vibre et qu’on reconnaît sans connaître, qui nous entoure, et nous emmène, c’est eux et c’est nous, ils sont là, Ménalque, Alcippe, Zélie, Gnathon et Ergaste, devant notre palier, à la télé, à la machine à café, en réunion, dans le métro, en voyage. Ils sont toujours là et ont si peu changé après trois siècles et demi. Qu’ont-ils appris ? Et nous, qu’avons-nous appris ?

La leçon des caractères, est qu’un regard acéré mais juste sur l’autre, nourrit en modeste proportion, notre propre humanité, et nous permet de tailler et tailler encore, modestement, affectueusement, cette pierre rebelle qui reste si rugueuse en nous.

HH.