Gnathon aime sa personne, et elle le lui rend bien. Souvent, on l’invite, on l’appelle, lui-même, sa belle personne, et tout son attirail. Ses costumes taillés en tissu italien, ses cravates fleuries, tantôt sa mini-voiture sport, tantôt son scooter avec sono intégrée, son téléphone dernier modèle, ses gadgets. Vient-il dîner ce soir ? On l’attend, il tarde, mais juste ce qu’il faut pour qu’on s’impatiente un peu mais qu’on ne s’agace point. Il arrive juste quand tous les convives sont déjà là et ont pris le temps, pas une minute de plus, de se dire à voix haute : « Où est Gnathon ? Que fait-il donc ? Viendra-t-il ce soir ? ». Le voici, enfin, on l’entend dans l’escalier, puis sur le seuil. Il amuse en ne sonnant pas, mais frappe fort sur le bois de la porte « police des mœurs ! » hurle-t-il, et tous s’esclaffent, sauf un ou deux, qui le connaissent moins. Il fait alors son entrée, et ne se fatigue pas à aller jusqu’au bout des salutations. Dès la troisième poignée de mains, il se tourne vers la salle à manger, et clame : « quand est-ce qu’on mange ? je tombe, je meurs ! » On rit. A table, il se place tout seul, au centre. Il se sert et parle en même temps. Il raconte sa journée, moque ses collègues, ses clients, il cite les noms comme si chacun les connaissait comme lui, et ne s’occupe pas d’écouter les autres. Quand seule sa personne est son sujet, son registre ne cesse d’être comique ; quand ce sujet est d’une autre, qui voudrait bien placer qu’elle existe, notre Gnathon devient grave et le ton est sévère. Quand la conversation lui échappe un peu, il ponctue de sonores : « Ah bon, Non ? N’importe quoi ? vous y croyez, ça ? » et en récupère le fil. Et il passe vite à autre chose. Il raconte encore, et coupe la parole pour substituer au plus vite, son histoire à celle d’une autre qui commençait, son opinion à celui-ci qui entendait exprimer la sienne. Parfois, il interroge un invité, n’écoute jamais la réponse. Quand il mange, il parle, sans cesser de mâcher ni prendre la peine d’avaler. Il parle tout le temps, de tout, sur tout, il parle tout seul. Il fait bien du bruit en mangeant, en buvant, pioche dans le plat de viande avec sa fourchette, coupe le fromage avec son couteau, lèche la cuillère des îles flottantes et la rejette dans le plat. Il vide son verre, englouti le vieux Corton à bonnes goulées, puis souffle fort, et le tend à nouveau pour qu’on le resserve très vite. Le moment prend fin, Gnathon est fatigué, les invités sont partis. Il se ressert du café, mais plus personne pour l’entendre… Salue ses hôtes, plaisante que l’adresse est bonne et qu’il reviendra. Il s’en va laissant dans son sillage la nuée discrète d’un soulagement. Lui et tout son attirail, son verbe haut, sa gloire apparente, son triomphe concentrique et son appétit sans faille d’être ce qu’il est. Mais peu importe. Il sait et ne doute pas, qu’on le réinvitera, dans peu de temps.
©hervehulin