Alcinte aime être seul. Il n’est pas dénué d’humanité. Mais il n’aime pas la société et la compagnie de ses semblables. Par nature, il les trouve toujours insipides et trop préoccupés de faibles choses ; leur vanité, qu’il décèle à l’œil nu comme à l’infrarouge les insectes nocturnes, lui est difficile et a vite fait de lui passer une sorte de fièvre qui l’emmène ailleurs. S’il est entouré, il peut supporter un instant deux ou trois personnes, mais très vite, il cessera d’être aimable. Un simple attroupement lui communique une sensation de malaise curieux ; une foule, de panique furieuse. Bientôt, il tournera le dos, s’éloignera, claquera la porte s’il y en a une. Il y a quelque chose dans le genre humain qui l’insatisfait et le perturbe en permanence. Vous allez vers lui ce soir pour prendre ses nouvelles, mais il passe là et vous ignore.
Malgré ce mauvais penchant, Alcinte aime aussi qu’on l’estime et l’en gratifie. Il n’a rien de principe contre le genre humain. Il a souvent envie d’aimer les autres, et d’ailleurs, il ne peut s’empêcher de leur vouer de bons sentiments. Il est troublé quand autour de lui, alors que des gens se rassemblent par amitié, il pressent une forme d’harmonie heureuse dans l’air, qui vibre avec douceur; il aime ça. Il veut alors être leur semblable, fonctionner comme eux. La sympathie lui est une sensation familière, même s’il n’en maîtrise pas l’usage. Fréquenter la civilisation a du bon, il n’en faut pas désespérer.
Pourtant, il maintient toujours une farouche distance avec les autres. Alcinte regarde les gens avec une lorgnette inversée. Il les perçoit mieux lorsqu’ils semblent éloignés, tels de minuscules silhouettes ; là, ils les apprécient à leur juste proportion. Qu’ils sont petits, toujours affairés de leur personne, tourmentés de leurs apprêts. Ils ont si peu à se dire, et pourtant, toujours ils parlent ; si peu de temps devant eux, mais toujours à le dépenser en riens de toutes sortes ; si peu à aimer.
Mais Alcinte parfois se sent de la compassion pour ces humains qui sont toujours en peine et incapables de bonheur. Il les regarde, et pense qu’ils ne savent pas vraiment ce qu’ils font. Après-tout, ils sont bien vulnérables, un souffle les met a à terre. Il les trouve touchants. La vue d’un pauvre effaré qui dort dans la rue le rend triste. Son cœur s’étreint sitôt qu’il entend un enfant pleurer.
Ah ! Faire pleurer un enfant, n’est-ce pas la signature d’une âme cruelle ? Il n’accepte pas cette indifférence au sort des autres qui est la marque de tant de ses semblables. Qu’un déluge les emporte, qu’une révolution les accable de ses tourments. Voilà leur meilleur sort.
Il n’entend rien à cette amitié qui les rend si faibles et si forts. Ces gens qui se parlent et en ont l’air joyeux, que se disent-ils ? Ceux-là se retrouvent et s’embrassent, qu’est ce qui les poussent ainsi les uns vers les autres ? d’où viennent-ils ? Pour se reconnaître et se choisir ainsi, comment-font-ils donc ? Toutes ces connexions, mues par une si mystérieuse chimie, éclairent doucement la vie.
Conviez Alcinte à une réception, à un simple moment convivial, et il retardera sa réponse, ou esquivera sa venue. Il n’apprécie en rien de participer de ces séances où des gens s’assemblent, parlent de tout et de rien, rient d’eux-mêmes et des autres, de situations dont il ne saisit pas le sens mais dont le récit les anime tant ; ils les regardent boire, et s’amuser entre eux, et parfois même, s’ennuyer : ça, il sait le reconnaitre d’un seul coup d’œil. Mais il n’aime vraiment pas ça. Très vite, la conversation va l’échauffer, puis l’exaspérer. Quoi, faut-il-donc toujours subir ces billevesées ! Vous le verrez soudain s’enfuir sans façon ni saluer.
Le jour suivant, il sera chaviré d’avoir commis cet éclat. Il songera que cela ne valait point la peine de s’emporter ainsi. Peut-être même aura-t-il blessé ceux qui ne voulait que s’entretenir avec lui, et, qui sait, le connaître pour l’apprécier ? Il convient de faire oublier ce mauvais écart ; le voici qui fait porter des roses à ses hôtes d’hier, pas une gerbe mais une charretée. Vous allez vers lui ce matin pour le saluer, et il se précipite et vous embrasse.
Alcinte ne sait donc faire durer son opinion sur les hommes ; car voyez-vous, il n’arrivera jamais à s’habituer à leur inconstance.
©hervehulin2021