Nul n’est obligé de briller au détriment des autres, ni bousculer à tout va pour exister. Pourtant, celui qui ne s’astreint pas à ces penchants sera souvent mal jugé. Que pouvons-nous y comprendre ? Vous connaissez bien Philinte, il est toujours votre voisin ; souvent celui que vous ne voyez jamais d’ailleurs. C’est bien normal. Il élève si peu la voix quand il parle, il n’offense personne et ne cherche pas à le faire pour montrer son caractère. Il ménagera toujours la sensibilité de celui qui lui parle. Demandez-lui un service, parmi ceux qui soulagent la petite pesanteur de tous les jours, ou de ceux qu’on n’ose à peine demander à un ami de trente ans. Qu’il vous prête sa voiture ? Qu’il garde votre enfant malade ? Qu’il arrose vos plantes ou nourrisse le chat pendant que vous êtes aux Maldives ? Qu’il expose en détail un alibi pour votre épouse ?  Il le fera, bien sûr, et avec le sourire, c’est lui qui vous dira merci. Il est donc serviable, Philinte, dites-vous, il est même docile, ainsi qu’on lui demande de l’être. Tant et tant qu’on moque cette ferveur à servir, à aller vers l’autre, et à ne jamais disputer ni se fâcher. « Il ne fera pas de mal à une mouche » dit-on souvent, « il est gentil » moque-t-on. « Il est vraiment obéissant » raille-t-on encore.

C’est bien, Philinte, continuez et surtout ne changez rien. C’est parce que vous êtes ainsi et ne demandez rien en échange, quand on vous demande tant de petites choses, que vous restez un modèle simple d’humanité. Que celle-ci serait heureuse s’il y avait seulement dix fois plus de Philinte.

Imaginons. Un terrible fléau contamine l’ensemble du genre humain, et réduit en si peu de temps cette masse de milliards qui se bousculent sur toute la surface de la planète à une simple paire d’individus. Voici nos deux ultimes parmi les hommes, errants sans se connaître ni se reconnaître sur cette terre dévastée et soudain déserte. Que peuvent-ils devenir ? N’en doutez pas. Si ces deux-là se rencontrent, ils ne se tendront pas la main ; leur différence les démarquera très vite l’un contre l’autre. Pour un geste d’humeur, un point d’orgueil, un pan de mur ou un détour de chemin, une simple pomme ou la queue d’un âne, une peau trop sombre pour l’un ou trop pâle pour l’autre,  ils disputeront de tout cela, s’en détesteront d’autant, en viendront aux mains, se détruiront le plus absolument possible, chacun dans sa faiblesse haïssant l’autre de ne pas avoir voulu renoncer ni s’accorder pour sauver l’humanité.

 

©hervehulin2022

Allons Théramène, respirez un peu, sortez donc un moment de votre bureau, de vos charges et vos réunions ; voyez comme le temps est généreux aujourd’hui, ouvrez la fenêtre, et non, plutôt la porte, et passez-y pour sortir dans la rue. Délaissez un instant seulement, vos tracas et votre carrière. Sentez-vous un peu d’air ? Quittez donc le lieu de votre travail, reculez encore ; ôtez donc cette cravate et votre veste de costume. N’êtes -vous pas mieux ainsi, ne sentez-vous quelque chose changer déjà ? Non, pas encore… Allez jusqu’au bout de la rue, mieux encore, changez de quartier, et laissez là votre carte de crédit, vos clefs de voiture, et tous ces apprêts qui font votre position. Sortez de la Ville, prenez un train, oubliez toutes vos affaires, continuez jusqu’à la campagne… Ne distinguez-vous rien autour de vous ?  Reculez encore, vous dis-je…D’une manière radicale, négligez vos projets, votre immobilier, votre hiérarchie : celle-ci vous oubliera vite, croyez-moi. Déchargez-vous de tous ces poids qui ont imprimé leur ligne sur votre peau, dans votre vie. Ne restez pas là, traversez la mer, puis l’océan, gagnez d’autres territoires, lointains, nouveaux, insoupçonnés. Vous voici aux antipodes…Que voyez-vous alors, que sentez-vous à présent ? Toujours rien ? Cheminez encore, envolez-vous, et à travers les nuées, regardez le sol, les collines et les champs, et les villes et les bâtiments, comme tout cela est petit. Mais ce n’est pas assez ; allons, Théramène, ne cessez pas cet élan, vous atteignez à présent les étoiles et les immensités de l’espace. Contemplez ainsi ce minuscule fourmillement qu’est devenue votre société. Alors, que dites-vous, là ? C’est bien cela : dans cette nudité nouvelle qui vous saisit et vous délivre, vous retrouvez enfin – au vu lointain de ce qu’il en reste – la sensation de votre humanité.

 

©hervehulin2023

Léandre est fort aimable, chacun vous le dira. Il est doux, bienveillant dans ses jugements, et toujours respectueux des propos d’autrui. Comment se fait-il donc que les gens le détestent ? Son père ne l’a jamais aimé et même l’a rejeté, comme on le fait d’un être indigne. Sa mère est indulgente avec lui, mais elle le dévore de ses exigences inlassables. Et aussi de ces maladies, de ces faiblesses. Sa sœur ne le supporte pas. Ces enfants, déjà grandis, l’ignorent et sont près de l’oublier : ils maintiennent à présent avec lui la plus longue distance qu’il leur est possible. Léandre a des amitiés qui ne durent jamais, quand elles ne se terminent pas très mal. Il est naturellement porté vers des gens avenants :  il s’en trouve souvent déçu ou trahi. Partout dans sa vie, ce ne sont que des tensions et des ruptures. Tous l’évitent, la plupart le dénigre ; il les exaspère tous les jours. Pourquoi donc tous ces gens détestent-ils Léandre, quand lui ne recherche que leur meilleur sentiment ? La vérité est souvent aveuglante ; si ce pauvre Léandre insupporte autant l’univers, c’est parce qu’il ne se supporte pas lui-même, et tout le monde le sait sauf lui.

Pyrame est de figure joyeuse et d’esprit rieur. Il plaisante sans cesse, mais sans excès, ce qui en fait une agréable personne. On dit de lui qu’il est amusant. Ses amis, on ne les compte plus. Mais en fait, loin de cela et face à lui-même- son âge qui vient, ses souvenirs qui vont- Pyrame est très seul et tout l’angoisse ; il est souvent las de devoir amuser pour exister.

Ariste n’est pas aimable, et souvent cassant face à une femme ; sévère avec les humbles, distant vis-à-vis de ses pairs, il ne semble pas aimer la distraction ni la comédie. Il est peu appréciable dit-on, de l’avoir en face de soi. La vérité pourtant n’est pas cela. C’est un timide, Ariste. Il a si peu de choses à dire en société, qu’il apparaît souvent mutique; il craint tant les autres et leur aisance qu’il se doit de les distancer. Mais tournez-le sur lui-même, sitôt seul, il est alors doux et très attentif à son chat.

Césonie compte les sous tout le temps, elle compte, elle compte encore. Mieux vaut ne pas être reçu à sa table, elle finirait par vous présenter l’addition. Mais de Césonie aussi vous ne voyez pas la juste face ; malgré son joli salaire; elle est pauvre et manque de ressource. Ce que vous ne voyez pas, c’est qu’elle dépense fiévreusement son argent pour des riens qui rabaissent sa vie. Incapable de garder la moindre économie, elle aime tant à donner aux autres ce qu’elle ne possède pas. Et passe sa vie à compter ce qui reste pour elle.

Pour obéir aux commandements d’une vie minimale en société, on est parfois obligé de donner de soi une autre face que celle que la nature a imprimée au fonds du cœur.  Cesser de jouer ainsi un rôle, qui n’est jamais vraiment choisi, pour rester visible de la société et de ses lois étranges.c’est n’être que la moitié de soi-même. L’avers sans le revers.

 

©hervéhulin2023

Si on fait le partage, dans une conversation de société, de tous les propos soutenus, pour mettre d’un côté tout ce qui procède de l’inutilité, de la puérilité, de la conspiration, de l’ignorance, de la futilité, du superficiel, du déjà-dit, de la banalité, de l’animosité, et enfin de la vanité, et de l’autre côté, ce qui procède de la forme la plus simple de sagesse en quelques mots, alors l’immense et éternelle rumeur des paroles sur la terre cesserait d’envahir la vie des hommes , pour le bien-être de tous: dans ces beaux instants de silence, il y aurait sans doute plus d’espace pour un chant d’oiseau, ou un moment de musique.

Il est fréquent d’être porté par un esprit de morale et le souci de faire le bien quand on contemple nos semblables, et leurs travers et leurs vices dans toutes les facettes de leurs conditions, toutes les apparences des sociétés, sur toute l’étendue de la planète. Combien de crimes et de renoncements devons-nous supporter chaque jour de la part de cette espèce qui est la nôtre ? Mais ne reprochez pas au genre humain et aux hommes et aux femmes qui le composent d‘être veules, cruels, égoïstes, violents, cupides, bornés, incultes, fanatiques, avares, absents, sauvages, dispendieux, bref, détestables en tout point, car n’oubliez pas que vous êtes de la même substance ; nous partageons ainsi cette médiocrité comme un commun patrimoine. De ce flux noir qui ne cesse de ramifier, il n’y a pas lieu de désespérer absolument : si l’être humain est capable de quelque partage que ce soit avec ses semblables, il ne saurait être si mauvais qu’on ne le croit.

 

Tu es bien seul, Cléarque, et déjà assoupi, tu regardes la pluie palpiter sur la vitre. Derrière toi, un salon cossu ordonne la bibliothèque. Ton nom apparait parfois sur la tranche de tabac brunie des livres. Tu rêves à quelque chose d’enfui, tremblant d’une saveur invisible, et comme du sel délaissé après le repli sur l’étiage, innocent des mots encore à venir.

Qui es-tu donc, Cléarque, dont la plume si notoire aura tant voyagé et cueilli la gloire, toi qui as bâti tant d’ouvrages tellement vendus et reconnus et souvent lus que même en Chine on peut citer ton nom et au moins trois titres de tes romans ? Mais de qui donc une seule de tes lignes aura changé la vie, pour te dire une seule fois merci ?

A présent, les années plus nombreuses que tous ces écrits pourtant déjà peuplés, qui auront tant voyagé parmi les continents, viennent demander leur dû. Elles ouvrent dans leur sillage une immense plaine dont le vide montre au loin, en contraste sur un ciel blanc, un arbre mort. C’est dit, tu ne termineras pas ton nouveau pavé déjà bien entamé. Ils ne finiront pas leur trajectoire, tes personnages à peine éclos.

Alors, Cléarque, saisi de la torpeur douce du crachin d’octobre, tu regardes dans le miroir, juste derrière l’écritoire, et  tu te sers un sixième Ricard.