Un berger solitaire est en train de garder ses moutons au flanc d’une montagne. Soudain, une voiture s’arrête au bord de la route, genre 4X4 Duster. Il en sort un type, en costume bleu marine serré, chemise blanche, cravate étroite, souliers pointus et bien cirés.
Le type s’adresse au berger.
« Bonjour mon brave. Si je vous dis exactement sans avoir à les compter combien vous avez de moutons dans votre troupeau, est-ce que vous m’en donnez un ? »
Le berger, plutôt taiseux, répond, « pourquoi pas ».
Le type sort alors une table pliante de sa voiture. Il ouvre un micro-ordinateur portable, installe une imprimante mobile, et toutes sortes de connexions. Il se met au boulot. Il tape à toute vitesse sur son clavier. Se plonge dans Excel. Envoie des recherches, des requêtes. Il se connecte sur l’Insee. Sur le site de la NASA. De la documentation française. De l’ONU. Il brasse et recoupe des tas de données, de statistiques et de chiffres. Le berger entrevoit sur l’écran des histogrammes qui se dressent, des algorithmes qui dansent. Il y a des camemberts qui changent de couleur.
Le type continue de travailler. Il ne quitte pas des yeux son écran. Les heures passent. Il retire sa veste. Remonte ses manches. Desserre sa cravate. Il bosse, il bosse. Il imprime des feuillets. Ressaisis des tableaux. Les recoupe. La nuit vient.
Tout d’un coup. Il se tourne vers le berger d’un air triomphal. « Voilà. Vous avez précisément 647 moutons dans votre troupeau. Est-ce exact ? »
« C’est bien, cela, répond le berger. C’est exact. »
« Je peux donc en prendre un » répond le type. Il saisit la première bête qui passe et l’enfourne dans sa voiture.
« Oh là, lui dit le berger. Minute. Et moi, si je vous dis quel métier vous faites exactement ? est-ce que vous me rendez ma bête ? »
« Pourquoi pas, lui répond l’autre. C’est un beau challenge. Mais je ne suis pas sûr que vous…»
« Eh bien, l ‘interrompt le berger. C’est simple. Vous êtes un expert. »
« À ça alors, c’est bien vu. Oui, je suis un expert, qui fait de l’expertise, et du conseil et des études très compliquées. Mais comment avez-vous trouvé ? »
« C’est très simple. Vous déboulez de nulle part sans que personne ne vous ait rien demandé. Vous posez une question qui n’a aucun intérêt. Vous faites donc des recherches inutiles pour trouver une réponse que tout le monde connaît déjà. Vous travaillez comme un malade et très tard le soir. Et vous ne connaissez rien au métier que vous avez expertisé. Et maintenant rendez-moi mon chien. »
©hervéhulin2023