Ménandre appartient à une faction étrange et moderne. C’est la faction des esprits tranchants, très satisfaits d’eux- mêmes, pour qui parler et offenser sont une seule et même chose. Il s’agit, pour se faire écouter, d’avoir usage de parler aux hommes comme à des chiens.
De cette attitude, ils ne sauront jamais se défaire sans n’avoir plus rien à dire. Ils s’adressent aux autres, qui n’ont pas ce tempérament, sans préavis ni précaution de politesse, comme se dresse une falaise, comme frappe un missile. Le ton, infusé de fiel et d’ironie mauvaise, ne ménage rien, et les mots sont sans nuances. Ces gens-là n’entendent pas converser, ni même partager un discours. Qu’ils passent la seconde phrase, tombent de leur bouche le sarcasme, le mépris, ou l’injure ; ils ne répondent pas, mais ripostent, et cela tient lieu de vivacité d’esprit.
Peu importe ce qu’ils énoncent sur ce mode, de grandes vérités ou de somptueuses inepties. C’est toujours une façon commode de se faire entendre. Très vite, sitôt envoyé le début d’un principe, ils jettent, expédient, et concluent sans avoir disputé de quoi que ce soit. Empêcher l’argument, tel est l’enjeu. Ils vous diront qu’ils ne sont pas du genre à masquer leur opinion, à tresser des détours et des rubans pour dire ce qu’ils ont à dire. Ils ignorent la brutalité d’un propos, mais honorent la seule provocation comme marqueur premier de l’intelligence. Provoquer est leur science; mais la provocation est la rhétorique des faibles esprits.
C’est un fait de reconnaître qu’ils auront une opinion sur tout, pour la seule cause qu’elle est toujours la même. Ecoutons ce Ménandre, comme il dit souvent « j’ai coutume de dire les choses telles qu’elles sont, et pas de tourner derrière », et on s’ennuie dans une telle vanité, ou encore « moi, je dis ce que je pense » et peu importe qu’il ne pense rien, mais aussi, « à un moment, il faut bien le dire » et s’ensuit une énormité ; parfois, sortent des phrases comme « je n’affirme pas cela pour plaire, tant pis si ça dérange » mais on n’entend rien qu’une indigente banalité . Et enfin, suprêmement, en conclusion, « j’ai l’habitude de dire des vérités, et voilà tout » , comme si la magie de ce « voilà tout » effaçait tout point de vue possible.
Voyez-les, Ménandre et ces tristes parleurs ; ils sont partout, en famille, en réunion, sur le lieu de travail ou hélas bien souvent dans les médias. Et bien sûr, inévitablement, immanquablement, singulièrement, sur ces funestes réseaux qui rongent la sociabilité naturelle du genre humain. Ils sont des gens inquiets, peu satisfaits d’eux-mêmes, pour ainsi chercher toujours à s’affronter quand il n’y a aucun motif de le faire ; ce genre d’orateurs ne peut comprendre qu’en face, on puisse se sentir autrement que petit et vulnérable. Sans cela, pour qui donc existent-ils ? Ils essaieront toujours de faire passer pour une glorieuse franchise, une bravoure d’opinion, une nécessaire provocation, ce qui reste l’énergie renouvelable d’une affligeante et immortelle sottise. Voyez-vous Ménandre approcher ? Tournez lui vos pas, au plus vite, sans un regard en arrière, sans lui offrir la moindre écoute, et de ce fait, pour le bien de tous, il cessera à la seconde d’exister.
©hervéhulin2022