Il est plutôt bon qu’un responsable des affaires publiques, en charge de l’exercice de l’État, écrive un livre. Un livre qui qui ne soit pas de politique. Qu’il se passionne pour les lettres, et ici, la poésie en particulier. Beaucoup auront tendance à aborder cette somme avec des pincettes. Son auteur est ce qu’on désigne en France sous le curieux vocable « homme politique » ce qui dans notre pays, signifie à peine moins que criminel. Car nos élus, nos ministres, nos présidents sont, pour une grande partie de la population de ce curieux pays, suspects de bien des choses et tout en bas de l’échelle de l’estime citoyenne. On ne peut leur faire confiance et certainement pas pour écrire de bons livres. Beaucoup des confrères de M. De Villepin se sont crus obligés de produire des biographies, qui de Henri IV, qui Napoléon III, qui François Ier, ou Clémenceau etc. Toujours avec un effet miroir sous-jacent : regardez non seulement comme je suis érudit, comme je porte à la connaissance des gens le bilan sous-estimé de tel ou tel monarque-ancien-certes-mais-qui-a-marqué -la France plus qu’on le croit, et surtout c’est pour ça que je lui ressemble, et toute sorte de choses. Ces biographies sont régulièrement vite oubliées. Alors, pensez bien un gros pavé sur les poètes, sûrement pour se faire bien voir…
Dans ce volumineux ouvrage de notre ancien et célèbre ministre des affaires étrangères, rien de cette tendance. Mais le culte des poètes, célébré sur huit cents pages. On rencontrera à chaque moment de lecture une passion rare, intacte de toute considération personnelle, et une authentique érudition. L’auteur aime passionnément la poésie, il a envie de le montrer, de partager cette rage, et c’est cette seule envie, somme toute très respectable, qui inspirera chaque page de cet essai. Mieux même, il met tellement de conviction dans son écriture, décline tant de citations, jongle avec tant de comparaisons, qu’on se trouve avec l’envie séance tenante de se précipiter sur le premier bouquin de poèmes qui traîne au fond de la bibliothèque –qu’on a, il faut le reconnaître, un peu négligé ces derniers temps.
Villepin ne voit pas la poésie comme un fait de tous les jours. Produit de l’exception, elle s’oppose au quotidien (« aveugle et sourd », jolie formule). Là est un peu la faiblesse de l’essai qui reste cantonné sur le postulat de cette thèse. LE poète est une sorte de modèle doué d’unicité quelle que soit l’œuvre qu’il écrit. LE poète est marginal, rebelle, révolté, bref, voleur de feu. Pour Villepin, LE poète ne flâne jamais sur son canapé en regardant une idiotie à la télé, ne prend pas le métro, ne mangera pas de jambon sous vide dans sa cuisine, ne travaille pas avec des horaires stables, et ne fait pas les soldes avec la foule ; rien de tout cela. LE poète est extérieur à notre vie, celle que nous partageons tous. Il souffre, il est accablé, il est révolté, il est initié à tout ce qu’on ne voit pas, nous, les standardisés du vocable. Il est solitaire. Il est sauvage. Il est insoumis. etc. etc. etc. Bref, il n’est pas comme nous car c’est un voleur de feu. Ce point de vue est un peu étroit pour nous maintenir captivé tout au long de la traversée de ce gros pavé.
Ce singulier (« LE poète…) que Villepin nous assène à chaque page et dans lequel il enferme son livre, est plutôt une réduction du concept, qu’un élargissement des horizons du lecteur. Et c’est bien dommage. Il y a une contradiction à citer au moins trois poètes par page, et réduire leurs myriades de créations à ce singulier borné, quasi obsessionnel. Résultat : force est de s’apercevoir qu’arrivé à environ un quart du livre, on a l’impression de lire toujours la même chose ; on est très fatigué de ce style vibrionnant, qui aura perdu sa force propulsive avant d’avoir vraiment décollé. Très vite, le flux de l’écriture, au début assez plaisant, se tarit dans un mode binaire : une citation ou un exemple, et conclusion : car LE poète est ceci ou cela, car la POESIE est cela et non ceci. Ce sont nos deux personnages, et ils sont cités des centaines de fois, ce qui fait un peu beaucoup.
D’autant plus que Villepin nous parle de la poésie avec une langue trop imagée, nourrie d’un déferlement de métaphores. Il est assez sage pour ne pas se prendre pour un poète, bien sûr. Son écriture n’emprunte jamais à la formule poétique proprement dite ; ce serait trop facile de faire semblant d’être poète pour parler du poète. Mais pour nous exposer à cœur ouvert son patrimoine intérieur, il file une rédaction dense, peu ordonnée, qui se perd parfois dans ses méandres. La prolifération incontrôlée des aphorismes étouffe vite la narration. D’autant plus que bien des vérités nous sont balancées avec un style ampoulé où l’attention du lecteur s’effondre. Ainsi, « L’entrée dans les mots ne signifie pas l’accès au monde, mais la possibilité d’animer son paysage » ; ah bon, si vous le dites… Et puis ceci : « Sans renier le mouvement, convoitant le présent, elle (la poésie NDLR) peut encore fixer de nouveaux repères pour instituer un ordre au-dessus des désordres, poussée par son ambition démiurgique vers son ciel : nature, homme ou Dieu ». On peut faire plus simple, svp ? Ou encore « Cette absence qu’elle dit pour surmonter le vertige du silence recèle l’énigme absolue où le vide de la langue interpelle le vide de l’être qui en use, dans l’espoir fou de voir surgir de cet entrechoc une infime étincelle ». Très franchement, ça veut dire quoi ? Et c’est comme cela tout le temps. On sent bien une rédaction disparate, peu continue, sans doute clairsemée au gré des réunions ou des négociations internationales ; jetée sur des bouts de papiers, éclatée par manque de temps. Puis compilée, remaniée, ordonnancée sous des têtes de chapitre. Restent quand même la marque de cette navigation hasardeuse, et très peu d’unité dans les développements.
Cependant, il y a peut-être une solution simple de lecture pour éviter que l’attention s’échoue lamentablement sur ces écueils de style. Après avoir lu l’introduction et le premier – et long- chapitre sur l’historique de la poésie, cessez toute chronologie de lecture. En se promenant dans l’ouvrage, sans ordre et comme un flâneur dans ses paysages, on y trouvera plus de joie et d’intérêt qu’en se fadant l’ordonnancement des chapitres. Ne lisez surtout pas « Éloge des voleurs de feu » de la première à la dernière page. Surtout pas dans l’ordre. D’ailleurs, il n’y en a pas. Mais au hasard. Ouvrez au hasard, piochez et lisez. Et il y aura de réels plaisirs dans le texte. Car après tout, cet essai, d’une facture très personnelle, on l’a compris, reste très attachant, et on l’a déjà dit plus haut, magnifiquement passionné. On aura envie de retourner à la poésie. Ce qui est rare, et vaut bien quelque indulgence.
Éloge des voleurs de feu. Dominique de Villepin. Edition Gallimard. 805 pages.
©hervehulin2021