L’Irrawaddy est majestueux : c’est un fleuve calme qui s’étire, comme un regard qui jamais ne se perd à travers toute la jungle. Peu de gens encore, plusieurs siècles après cette histoire que je vais raconter, connaissent son nom et son parcours. Son eau pensive et pâle, toujours proche de l’idée de sa source, glisse dans le clair-obscur du soir comme s’en va l’eau verte d’un songe hors de paupières ombres et or. L’air est gravide de cet automne tropical étrange où la végétation trop lourde sur les rives reste dépourvue de rousseur. La barque passe selon les contours sablonneux des rivages, parmi l’ombrage odorant des rouges saumaniers aux branches tombantes. Le soleil toujours embué dans un ciel terne, seul le mauve floconneux des véllédias en fleur éclaire la forêt de ces nuages.  Ce fleuve est large et sauvage.

Un vent doux pousse l’embarcation contre le courant. Au passage de celle-ci, les buffles vautrés lèvent leur lourde tête. Tout est calme. Dans la brise, bercé par mes rames, je pense à mon maître. C’est l’ordre du moment qui le requiert, avant celui de mon cœur. Je pense à vous, mon maître. Combien d’années d’ici emportées par ce flot saumâtre et doux, plus que le flux des jours, depuis qu’un soir, sur une embarcation plus vaste, voile tremblante au souffle des rameurs, vous me lisiez du grec ancien que je ne comprenais pas encore ? Les années qui font la distance entre jeunesse et vieillesse… Un moment, vous aviez levé la tête de votre lecture, éloignant votre regard tout là-bas sur la rive vous m’aviez montré du doigt, le semis neigeux des aigrettes sur la voûte des frondaisons.

Mais aujourd hui si longtemps après je rame seul ; la barque est chargée de fleurs. Mon maître, dans la plus pure tracée familiale de l’ordre franciscain, avait toujours eu le goût d’une connaissance active. Il me disait que tout jeune, n’étant pas sûr de sa vocation, il avait quand même prononcé ses vœux sans hésiter, dans la seule fin de pouvoir épuiser toute la bibliothèque de théologie de son monastère d’accueil, Saint Chabert, en Savoie. L’amour de Dieu, renforcé par tant d’intelligence, devait par la suite n’en être que plus intègre. Puis, sous le nom de père Constant, il avait continué de consacrer sa vie pieuse à l’étude et au voyage, l’esprit toujours mû non seulement par la plus chrétienne élévation, mais aussi par les nouvelles connaissances de son siècle.

C’est la raison pour laquelle nous avons jadis remonté ce fleuve, lui, le moine savant et moi, le novice émerveillé ; il espérait en effet trouver quelque part en ces terres que seuls les hollandais avaient alors approchées, ces peuplades vierges d’orgueil et de profits, intactes de toute conception sociales, épurées des facéties et des mondanités parfois sanglantes de nos nations aristocratique ou de ces régimes politiques tous plus absurdes les uns que les autres. Il avait la conviction que le royaume de France était innervé des forces de sa propre décadence, comme envahi par les ramifications mille invisibles nervures pour le ronger d’une sénilité méritée, et que l’avenir était ailleurs. Il croyait que les époques de légende, de bonheur, et de jeunesse avaient dans nos pays épuisés leur meilleur or et se trouvaient désormais imparties à ces peuples nus et peints dont nous ne savions rien, mais en qui le Christ pouvait tout recommencer.

Nous avions quitté La Rochelle pour l’Asie le jour même où fût connue dans toute la France la mort de notre quinzième Louis. Je me souviens de cette tristesse du matin. Je n’ai jamais revu la terre de France depuis ce jour. Je n’étais alors qu’un acolyte ignorant. Bien que ces contrées asiatiques accoutumées à la ferveur assistante des jésuites eussent rarement l’occasion de rencontrer quelques franciscains -ou plutôt à cause de cela- le père Constant, sitôt débarqué avec l’appui des rares autorités de Rangoon, édifia sa propre mission à l’intention des enfants indigènes dépourvus de lettres, d’humanités et de religion. C’était aussi pour lui un moyen merveilleux de connaître ces peuples et leur histoire.  Ce qu’il a pris de ces gens le convainquit ; les enfants ont toujours cette vertu d’un jardin vierge devant la culture qui vient, et portent en eux, quelle que soient leur race ou leur nation, ou encore le message de leurs ancêtres, ou la sagesse de leurs dieux, un espace indompté que la connaissance peut occuper avec profit. Ils sont toujours les mêmes : plus on leur apprend, plus leur mystère les fortifie, et les rend lointains, comme un peuple sauvage et inconnu. Nous préservons notre humanité à leur contact discret. Ils prennent soin de nous à leur façon, à notre insu.

Six ans après notre arrivée nous entreprîmes cette expédition sur le fleuve Irrawaddy. Dans le nord, au long de ces rives forestières, vivait en effet un peuple qui en cachait un autre. Le premier de ces deux peuples est féroce, il détruit tout ce qu’il approche et voue une haine farouche aux colons qui à l’époque, essayaient déjà de s’installer en petit nombre pour défricher les zones abordables de la forêt. Ce peuple brule ses morts, couvre ses cheveux de boue, mâche des herbes atroces qui lui rendent des hallucinations, et on dit que ses guerriers dévorent les mains de ses vaincus. Les femmes se peignent les seins, et font la guerre aux côtés des hommes ; les vieillards sont abandonnés au fleuve avant de mourir ; tous se croient le droit de tout détruire, et s’assignent celui de tuer leur prochain pour devenir meilleur que lui. Le second peuple est une légende : ce peuple Hong, surnommé par les autochtones le peuple bleu, serait à mon avis le reflet inversé de ce qu’aurait dû être le premier. On le dit sage, épris de paix et de respect, toujours distant des passions ; mais personne ne l’a vu et il ne vit que dans les récits et les légendes. Personne ne les connaît, ni ne les a rencontrés. Vers le milieu de notre siècle un anglais, Sir Edward F. Courtray, est parti à la rencontre des Hong. Enserrées dans la jungle la plus animale, une cité de temples en ruine dormirait à quinze lieues à l’est de la rive. La légende dit que c’est en cette cité merveilleuse que vivrait ce peuple de L’Éden. Courtray, s’il a découvert la ville, n’aura rencontré pour tout peuple que des troupes de singes bleus parmi les ruines. Mais comme il raconta cela à son retour, d’autres indigènes lui dirent que ce peuple avait la faculté de se changer en singe sitôt qu’un étranger approche ; une autre version plus insistante rapporte que ce peuple est maintenu prisonnier, muré dans une grotte sépulcrale, par le méchant peuple précédent. Il vivrait ainsi dans sa prison et n’en pourrait sortir que sous la forme de ces singes bleus, obligé de laisser dans la pierre toute sa forme humaine. C’était ainsi une sorte de fiction savante, de sorte que la conjonction de ces deux peuplades – pour peu qu’elles existassent en vérité – comme les deux pôles d’une même sphère, fournit un vivant paradigme du bien et du mal et de l’homme dans toute sa complétude. C’est là ce qui captivait mon maître… IL avait entendu cette fable dans la mission et il fut persuadé qu’il y avait derrière la légende quelque réalité fabuleuse à découvrir. Les païens de la sorte souvent font revivre leurs vieilles légendes en réinventant de nouvelles ; ils ont ainsi l’impression de rester eux-mêmes

Nous avions commencé à cheminer par voie de terre. Le train de nos mulets en quatre semaines fondit bien vite, ce qui n’apaisa pas notre équipage de porteur malais. L’une de ces braves montures s’était noyée en franchissant les premiers marais. Une autre fut tuée par un serpent phosphorescent ; deux autres sans doute par une sorte de fièvre spectrale, nous n’avions pas bien compris l’explication des porteurs. L’un d’eux d’ailleurs disparut tragiquement une nuit, peut être enlevé par un tigre, dont des traces terribles furent observées à proximité du camp. Ce triste évènement secoua les autres. Après avoir traversé un domaine de tourbe et de vase très pénible nous arrivâmes enfin à ce village de pêcheurs et de colons où on nous fit très bon accueil. C’était le dernier point un peu civilisé avant des terres jamais apprivoisées et qu’on commençait à l’époque tout juste d’aborder. Sur les rives même du fleuve en aval, des établissements et des colonies s’étaient essaimés mais sans pouvoir pénétrer vraiment à l’intérieur de la jungle à cause de ce peuple méchant dont j’ai parlé déjà. Moyennant les traditionnelles verroteries et les mulets survivants, on acheta une espèce de petit bateau à voile droite et godille avec quatre rameurs et qui devait nous permettre de remonter au nord certainement jusqu’aux régions du Magwe, et vers un petit port nommé Kwalam, à peine construit par des pionniers. De ce point, nous poursuivrions le parcours par la terre. Les six indigènes birmans que nous embauchâmes à bord, pêcheurs et marins du fleuve, connaisseurs de cette région troublante, pourraient nous y mener. Là, je pressentais que le chœur des difficultés commencerait ses arias.

En effet, quelque temps après, comme nous approchions de Kwalam, nous croisâmes nombre d’embarcations chargées de bien des gens qui nous criaient de rebrousser chemin. Il semblait que des combats avaient eu lieu avec ces barbares. Nous vîmes ensuite des maisons isolées qui avait été sauvagement incendiées les premières plantations et les chantiers de défrichement qu’on découvrit çà et là était également ravagés. Les lutte avec les indigènes avait laissé leur marque. Quelques cadavres sur les rives, les premiers. Mon maître décida malgré tout de continuer. Puis nous arrivâmes à Kwalam après qu’au-delà de la forêt de hauts panaches de fumée nous eurent annoncé le désastre. Ce fut alors un spectacle de désolation pour nous accueillir, comme le sillage de l’ange exterminateur. Tout était détruit. Sur les rivages et dans l’eau du fleuve des animaux morts encombraient partout le paysage ; de grands oiseaux gris s’attroupaient çà et là pour de mortifiantes agapes. Et des corps humains, qu’ils fussent des colons ou des indigènes, jonchaient de toute part cette sinistre étendue. Tout cela n’était pas beau à voir. Quelque chose dans l’air lourd m’asphyxiait le cœur ; c’était plus la dimension révélée de la mort que la puanteur peu commune de tous ces cadavres. Mon maître refusa néanmoins de retourner.  Confiant dans sa théorie, il argumenta que la cité Hong en ruines était à quarante lieues au nord par le fleuve, que ce serait dommage de renoncer si près, et que notre sort était entre les mains bienveillantes du Seigneur.  Et ce fut tout. Que devions nous craindre ? Mais pour moi cette contrée avait perdu toute la perspective de sa beauté.

Nous continuâmes donc. La jonque glissait en silence parmi le bruissement des flammes alentours, et les cris des pleureuses. On n’entendait rien d’humain. Les marins birmans restaient silencieux comme des chats. Le soir revint.

A un endroit brumeux le fleuve faisait un large coude avec une longue avancée de terre très boisée en son creux. De sorte qu’on ne vit rien, mais on entendit d’abord que des salves de juron en français. Une voix forte, et sans grâce. Puis une seconde voix d’homme plus pâle. Et enfin comme une pleurnicherie de jeune femme, pourtant tout égayante dans cette région du monde parce qu’elle avait de civilité incongrue.

– « Bon Dieu de soir de chiennerie… Garce d’attirail ! »

– « Ne vous emportez pas, il ne sert à rien ! »

Nous n’en finissions pas de contourner cette longue bande de terre et le virage semblait devoir toujours nous dérober plus loin ce qu’on désirait tant voir ; qui était-ce donc derrière ces arbres pour chanter de cette façon ? Lorsque nous eûmes enfin contourné cette courbe un spectacle très admirable s’offrit à nous. Une petite jonque s’était échouée. Le choc avait dû être rude sans doute à cause des courants déferlants qui cinglent parfois vers les rives : l’étrave de l’embarcation était toute défoncée, aplatie même, comme un nez de papier sur les roches émergées. Des caisses et une foule d’objets avait été projeté par l’avant éventré du bateau sur la plage, avec suffisamment de force pour les briser dans leur chute. Le mât enfin était à deux doigts de renverser.

Dans l’eau jusqu’aux cuisses, un homme s’affairait à tirer sur les poulies ; il s’agitait comme un diable. Chose étonnante en cette contrée, il portait un tricorne et une veste de cuir d’officier de mousquetaire du Roy. Son visage assurément était bien de la même trempe que sa voix. Carré et quadragénaire, un œil mort, les traits pleins et forcis d’actions anciennes. Sur la plage noircissait le cadavre d’un indigène que notre homme avait visiblement occis depuis un moment. Nous voyant approcher, il éclaira sa face barbue d’un rire détonant.

– « Ohé là-bas ! Que ce soit donc des cacatoès sacrés si ce ne sont pas des moines que je vois là ! Ah celle-là elle est trop forte !… Ça ne défrisera pas le Saint-Esprit que vous nous aidiez, les prud’hommes ! »

Il vint à nous trébuchant distraitement sur le crâne éclaté de feu l’indigène. Nous accostâmes pour mettre aussitôt pieds à terre. Il était très grand et approchant sa silhouette robuste, continua sur le même ton :

– « Bienvenue les saints apôtres ! que vous ayez bénis les pères, et que j’aille à confesse car c’est là une vaillante œillade de la fortune… Nom d’une corne de Licorne ! … »

Il nous embrassa goulûment.

– « Chevalier de Bronzac, mon père, Édouard Louis Philibert, pour vous servir deux fois qu’une ! »

En fait de serviteurs, c’était nous qui visiblement, avions à l’aider. Sans manifester plus de surprise de nous voir, il nous exposa son projet qui était de récupérer les poutres latérales de la jonque et les poulies afférentes pour construire un radeau, qui selon ses dires « ferait grandes merveilles jusqu’à destination dans cette eau de mélasse » …

Mais comme il nous exposait qu’avec ce radeau son projet était de prolonger sur le fleuve -la présence des indigènes interdisant la voie au sud – jusqu’à qu’à Kalwa pour s’y mettre à l’abri d’une petite mission jésuite , mon maître pris les devants et lui proposa de l’embarquer avec nous, notre jonque étant trop grande et lourde à la manœuvre pour deux moines et  quelques birmans. Cette proposition bienveillante sembla pourtant gêner notre homme, ce qui nous étonna dans la situation où il était réduit. Confus, il nous apprit qu’il n’était pas là en simple voyageur, mais pour ses caisses éparses dans le sable dont il voulait mener la cargaison contre bon prix à Kalwa ont où on lui en avait fait commande. Certaines, bâillantes est brisées, laissaient apercevoir des armes et des munitions qui constituaient bien l’objet de ce commerce. Il y avait là un grand nombre de mousquetons d’infanterie, des tromblons, de la poudre puissante au fulmicoton, le tout en quantité suffisante pour reconquérir le Canada. Ce trafic, pourtant interdit devait être toute l’occupation qui maintenait notre homme en cette contrée si périlleuse.  Peu après, il devait encore nous avouer qu’il avait quitté sans autorisation autre que les lois de son coeur l’armée du Roy.

J’aurais alors été d’avis pour ma part, qu’on aidât juste cet homme à bâtir son radeau et de le laisser à son sort par la suite. Mais deux raisons en décidèrent autrement. d’abord mon maître ne voulut pas abandonner en cet endroit si sauvage un homme, si peu pieux qu’il fut ; puis cet homme n’était pas seul. Le sire de Bronzac nous apprit joyeusement qu’il était accompagné de deux personnes jeunes et vulnérables qui ,dans les tourmentes des jours passés, lui avaient fait récemment l’honneur de se placer sous sa protection, lui qui savait « grandement se servir d’un pistolet ». Je pensais alors à cette voix pâle que j’avais entendu lui donner la réplique juste avant la rencontre. Qui étaient ces deux âmes invisible et surtout où étaient-elle?

– « Je m’en vais vous faire les présentations » répondit le chevalier et il se tourna vers la coque échouée où il tambourina à de son point massif :

– « Holà, là-dedans, cessons de fricoter, voulez-vous ! Allez, les tourtereaux assoiffés, sortez, le ciel vous appelle ! N’est-ce pas mauvaise manière que se transir ainsi, quand on reçoit de la visite si élevée ! ».

Il riait fort en braillant cela. Nous vîmes alors se lever par-dessus la rambarde du pont, deux visage jeunes et blanc, serrés ensemble, à la fois et perdus et rayonnants. La jeune fille, sans être véritablement belle, était infiniment douce et lointaine dans ses traits, son visage large augurait un profil très fin, ineffablement charmeur ; la peau pâle mais un peu grasse sous ce climat, découpait le rayon pur d’un regard très clair …Ah si clair… Son amant -ils étaient amants, c’était écrit, leur regard exaltait à lui seul le tréfonds de leur âme – se redressa à son tour. Je vis alors qu’il se tenait la main. Lui était frêle, osseux même et sa seule ardeur semblait celle de son cœur. Il était gracile.  Tandis qu’il prenait la parole pour quelques salutations, je regardais ces traits lassés avant d’avoir vraiment vécu, l’opale polie de son regard encore adolescent, le tremblement de sa gorge incroyablement mince à la peau quasiment translucide, et compris que quelque chose quelque part voulait que cet individu ne fût pas durablement viable.

Armel et Guideline, nous racontèrent donc la fortune sévère qui les avait mis ici, et, corolle irisée de ce sort, leur idylle. Tous deux, enfants d’officier des colonies de la même garnison à Rangoon, et fortement épris l’un de l’autre par l’un de ces arrêts moqueurs de la nature, n’avaient pas résisté au désir de braver l’interdit parental, qui génère souvent les plus belles floraisons amoureuses. De sorte que mariés en cachette par quelques acolytes vénaux, ils s’étaient enfuis avant la séparation forcée qui les menaçait, lui dans l’armée, elle au couvent. Leur périple les avait entre autres déposés ici.  Ils avaient seize ans. Je me souviens de ces romans alors en vogue quand nous avions quitté la France, déroulant des amours splendides d’adolescents sur des îles sauvages mais bienveillantes. La réalité parfois est si incongrue qu’elle en devient légendaire.

Avec l’aide de nos birmans, on se mit tous au travail pour embarquer les caisses sur notre jonque. Mon maître n’en accepta qu’un petit nombre -des mousquets et tromblons, et surtout quantité de poudre et d’explosif auquel il semblait attachait une grande attention -et des vivres pour tous que nous dévoila le cachottier de Bronzac, au dernier moment. Puis nous enterrâmes l’indigène mort pour lequel je fis moi-même l’office.

Comme nous embarquions, je ne pouvais m’empêcher de m’attendrir pour ces jeunes amants égarés dans la contrée la plus égarée du monde. Fallait-il aller chercher par ici des peuples nus et nouveaux, quand des jeunes de bonne famille ne demandaient qu’à revenir à la civilisation ?

– « Ne sont-ils pas beaux, si purs, affinés comme des saules » avais-je soufflé au chevalier juste à mes côtés…

– « Ne vous fiez pas à leur blancheur languide, à leurs yeux d’outremer me rétorqua-t-il en bougonnant ; ces ceux-là n’ont pas l’âge de leur bas-ventre et ne pense qu’à œuvrer de par là, tout le temps, je vous le dis ; nuit où jours, pas de différence, dans l’ombre tiède comme au grand air… Hop là à quatre pattes et les fesses en l’air ! Que croyez-vous qu’ils fissent, tout à l’heure, cachés dans la coque de la barquette, hein ?  Remarquez bien, ce n’est nul reproche de ma part…Ah la jolie besogne… Ah jeunesse d’un sang chaud… »

Je ne trouvais rien à redire comme il continuait sur ce mode. Je ne savais trop que croire de ce verbiage coloré, et me réfugiais dans mes théories du monde, d’un monde pur et de belles espérances. Pour en savoir plus, il me fallut attendre quelque découverte peu après.

Nous fîmes voile quelques jours sans incident. Le fleuve était suave et bien que le temps fût lourd, le ciel était clément et en sympathie avec nos desseins. La forêt vierge restait immobile. Des caïmans abrutis sur le sable rouge béaient vers des songes reptiliens ; cachés dans les frondaisons, des oiseaux musiciens jabotaient bruyamment à notre passage. Nous, les yeux fixés sur les flots et les rêveries qu’ils enroulent, nous parlions peu, saisis tous à ce mouvement longiligne vers une destination que nous ignorions à peu près et figés d’une façon magnétique dans le silence miséricordieux de mon maître.

Au soir, nous accostions sur les plages illuviales, pour dresser un campement de fortune et nous libérer de la coque trop restreinte de la jonque. Nous revivions alors quelque peu après la torpeur de la navigation, et ces instants constituaient pour nous sur cette terre meuble, autant d’oasis cristallins d’humanité vrai. Lors de ces soirées, je fis meilleure connaissance avec nos hôtes. Bronzac avait été capitaine dans un régiment colonial des Indes orientales, il avait déserté au Népal, six ans avant ce jour, lors d’une mission d’escorte de missionnaires jésuites qui avait désastreusement échoué. Il n’en manifestait visiblement aucun remord ; cela s’était produit, selon ses dires, tantôt pour une histoire de duel, tantôt pour une histoire de femme, parfois les deux mêlées. Car il était autant prolixe que versatile dans ces récits. Il avait certainement beaucoup vécu, il n’y avait pas que son verbe pour l’attester. Son regard, sa peau, ses cheveux diaprés, une légère claudication sur la gauche, jusqu’au grain de sa voix, avait été travaillés d’évènements nombreux, heureux et malheureux. Ses récits en tout cas nous distrayaient fort de notre anxiété. Il était, de plus, fort habile homme ; entre deux sagas, il sut apprendre à nos indigènes comment pêcher à la ligne ou recharger un mousquet.

Ces soirées, ces nuits entières sont agréables à se souvenir. Nous apprenions à mieux nous connaître, sur la place réduite de notre bateau; les choses humaines sont ainsi faites qu’à force de partager l’espace, l’air, le temps et le sommeil, et puis le pain et l’eau, de nécessaires affinités s’entremaillent,et les caractères déploient alors le commerce de leurs interférences;

L’Irrawaddy est un fleuve doux. La lune basse à la verticale gagne un halo mauve et spirituel comme la sphère d’une prière parfaite. Il est étonnant dans ces pays de découvrir aussi bien la nuit que le jour, de nouveaux bruits d’oiseaux qu’on saurait parfois à peine reconnaître d’un clapotis volé aux galets. Je dois dire que je me surprenais ces nuits là le plus souvent à écouter, à contempler, à m’imprégner de ce monde tout à coup révélé plus qu’à prier. Le monde alentour me semblait doué d’une conscience en mouvement proportionnée à notre voyage. Les arbres, les singes, les sables, étaient autant d’esprits lares qui veillaient sur notre fortune, et libres des lois humaines. Mais Dieu qui précède et comprend tout, n’est-ce pas pour ta plus grande gloire que j’avais entrepris ce périple édifiant ?

Une nuit, alors que le bateau accosté, notre groupe dormait, je me réveillais, l’esprit remué par un grognement rauque s’élevant d’un fourré de magnolias tout proche. Saisissant un mousquet, je m’apprêtais à secouer le capitaine quand, de ce râle, un phrasé humain se dégagea, accentuant mon étonnement. J’armais le chien, et dans l’obscurité, cherchait l’endroit exact. Cœur battant, souffle étroit, là, ici, où là ?  Plutôt là, ce taillis en ombrelle, tout proche. Je m’assure. Me voici qui m’approche et me penche.

Là, au creux du taillis deux corps entremêlés besognaient ferme. À la vue de ses fesses blanches aussi en dans l’obscurité, de ces seins pâles balancés en cadence, ce ne fut pas de l’horreur qui me saisit, mais une saine indifférence pour cela de si périssable. Nos deux jouvenceaux, tout à leur travail ahanant, n’étaient pas en état de remarquer ma présence. Je les laissais à leurs ébats. Pourtant quel était ce vertige dans ma tête où soudain toute mon âme chavirait ? Je comprenais qu’il était urgent de rencontrer ces peuples rares et légendaires, nus et peints, et tout leur révéler du Christ. Car à ce spectacle somme toute, plutôt captivant, Dieu me parut comme plus éloigné du genre humain que tout ce que j’avais rêvé : de cette intensité électrique du plaisir que je visualisais enfin, de ce silence nocturne déployé autour de la scène comme la corolle diaphane autour d’un astre en éclipse, je ne percevais pas là divine intention. Quoi ? Et si Dieu n’avait été qu’une idole malheureuse et translucide, une idole au regard absent ? un créateur dépassé par la force animale de sa création ?

Nous reprîmes notre voyage. L’inquiétude montait parmi nous. Parfois, nous apercevions sur les rives des silhouettes furtives aux poses hostiles. Mon maître restait calme, comme à son usage, et continuait de lire son Homère. Il voulait m’apprendre le grec. «

– « Vois-tu, disait-il, si je dis : la mer est bleue, ce n’est rien. Mais quand Homère écrit : la mer violette, nous sommes en poésie. Comprends-tu ? » Je commençais à comprendre ce qu’il cherchait, et je contemplai l’eau vert et ambre de l’Irrawaddy, l’âme pourtant ailleurs que dans la couleur de l’eau. Il passait aussi beaucoup de temps à examiner les cartes.

Un jour il devint facile de deviner, à la façon fébrile donc il guettait le paysage, sa carte sur les genoux, que nous arrivions à cette forêt de légende. À la lisière des bois tropicaux, non seulement les silhouettes redoutables se firent plus pressantes et plus nombreuses, mais on put bientôt entendre par intermittence, le bourdonnement de leurs tambours. Une sorte de fièvre épaissit l’air pendant trois jours.

Au midi du troisième, mon maître donna l’ordre d’accoster à un point curieux ou des masses de silice s’étageaient hors de l’eau. Bronzac rouspéta, car ce n’était pas prévu, cette halte avant Kalwa. Mon maître lui jeta un regard de foudre qui le fit taire. Je ne lui avais jamais vu une telle autorité. Les deux amants étaient terrorisés mais personne n’avait le choix.

Nous échouâmes donc l’embarcation. Les marins refusèrent de mettre pied à terre. Mon maître discuta bruyamment avec eux dans leur dialecte criard. Il avait besoin d’eux et insistait pour emporter des armes et de la poudre. Je devinais dans leur accent qu’ils ne voulaient ni faire les porteurs ni nous suivre dans les marais. La discussion s’envenima. Leur terreur devint brûlante, insoutenable, mais je ne compris à tel point que lorsque je vis l’un d’eux ramasser en douce une machette pour en frapper mon maître par-derrière. Une déflagration opportune fit alors à ce traître éclater la tête comme une rougeâtre supernova. Le chevalier de Bronzac souffla sur le canon de son pistolet. La cause fut entendue.  Terrorisés les quatre autres acceptèrent de nous suivre ; mais le dernier disparut sans qu’on s’en aperçut. Mon maître répétait que nous serions de retour avant la nuit. Nous commençâmes donc à progresser. C’était la première fois que je pénétrais à même la chair ductile de cette jungle dont je ne connaissais que le moutonnement rêveur sur les rivages, les oiseaux magiciens et la chaleur.

Le premier de nos drames survint alors que nous avancions au travers d’un marais, péniblement et l’eau mate au-dessus du genou. Le vigoureux de Bronzac portait sur son dos là Guideline au sein blanc. L’époux faméliques suivait difficilement trente pas derrière, quand tout à coup, nous entendîmes avec son dernier cri, le bruit sourd d’un bouillonnement d’écume ; le capitaine, lâchant la femme, n’eut pas le temps de saisir son mousquet : le grand saurien coupable disparaissait déjà dans l’ombre, laissant un sillage noir et rouge avec sans doute, dans la mâchoire, de larges pans de sa proie… Puis l’eau à peine sanglante se referma… Et plus rien… Ainsi le pauvre Armel fut avalé par crocodylus siamensis que les manuels affirment pourtant être peu dangereux pour l’homme. Nous restâmes tout bouleversés. Quant à la dame aux seins blancs -je ne pouvais m’empêcher de la dénommer ainsi depuis l’autre nuit- déjà veuve, elle ne souffrit pas trop car, grâce à sa douleur, elle devint si rapidement folle qu’elle ne devait pas garder conscience du drame.

La marche reprit, endeuillée mais silencieuse. Il nous fallut longer les rives des marécages à pied, ce qui occasionna un détour de deux journées pendant cibles, car les sables boueux sécrétaient des constellations de sangsues et de vermines. Puis l’espace s’éclaircit, les arbres s’espacèrent, l’eau devient lisse et glissante. Le marais s’estompa enfin, la forêt prit des formes plus solides. Le ciselé ombrageux des troncs, la pesanteur élevée des feuillages, les pans d’ombre et leur faisceau de lumière, me laissaient songer que nous traversions le royaume d’un peuple de statuaires. Parfois sur ces troncs larges comme cinq hommes brillaient des signes sans verbe, tracés d’une peinture sauvage. Leur vue exaltait un peu plus mon maître autant qu’elle effrayait les porteurs jusqu’aux larmes… D’autant plus que se rapprochait le son des tambours et de chants inquiétants.

Plus tard le chevalier évita de justesse un piège, qu’un porteur près de lui ne sut pour sa part pas repérer la seconde suivante, et voici le pauvre birman suspendu par une cheville à vingt pieds du sol, qui hurle et gesticule. Nous entreprîmes de le délivrer avec une corde mais une étrange flèche surgie de la forêt lui larda le cœur avant que nous eussions compris. Il fallut reprendre notre chemin, épiés et en sursis, jusqu’à trouver ce temple qui peut être n’existait pas.

Ce temple existait pourtant bel et bien puisque la forêt se troua d’un coup d’un immense cratère, un soubassement millénaire où aurait pu tenir une ville majeure sans problème, dévoilant en son creux le monument et sa légende. Il s’agissait d’une architecture antique bien déserte. Les blocs géants de pierre rose ou grise parfois en forme de tête de colonne ou d’éléphants, s’étaient laisser surmonter de fougères somptueuses et d’un harnachement de volubilis joueurs. Mais parfois, on entrevoyait effectivement de petits singes d’une couleur bleuâtre se sauvant sans cesse, évanescents dans les nuages des feuilles. Sans trop redouter -à tort, comme la suite le prouva très vite- les prestiges de cette végétation, nous entrâmes parmi les lourdes structures sculptées, jusqu’à approcher d’une sorte de crypte sans toit ; celle-ci précédait une caverne qui constituait sans doute le vrai temple.

« – Ma foi que le grand loup me croque, brailla Bronzac, voici une demeure où il ferait bon de se chauffer les pieds… Un manoir en Gascogne contre ce palace, vite ! Ou je ne touche plus femme… Non, plutôt, où je me change en âne… »se ravisa-t-il.

Cette boutade enjouée nous détendit un peu. Partout dans le silence de multiples proximités, l’omniprésence des sauvages était décelable. « Gentil oiseau chanteur, gentil singe baladeur, » chantonnait notre pauvre affolée entre deux contorsions obscènes. À ce moment-là, comme un de nos indigènes buvait à son outre, un sifflement lui traversa et l’outre et la gorge d’un seul allant. Alors qu’il titubait encore, une autre flèche lui traversa l’épaule, puis une autre se figea dans son ventre. Des cris fusaient de derrière les fourrés, et nous vîmes soudain ces silhouettes barbares, qu’on entrevoyait de la rive, surgir et se précipiter brandissant des arcs et des javelots.

De notre côté, tout le monde se réfugia dans le temple. Abrités derrière les ruines du péristyle, nous tenions une inexpugnable place forte. D’autant plus que nos porteurs savaient recharger assez vite pour permettre un feu nourri. La première de nos salves faucha trois agresseurs, les faisant sauter en l’air, tête ou viscères explosées en plein élan. Cette dévastation fulgurante stupéfia les autres, et nous permis d’en tirer tout de suite une seconde ; deux hommes tombèrent à nouveau. Un de nos porteurs sans doute maladroit pour s’être trop découvert mourut alors d’un javelot dans la poitrine… Paix à son âme… Nos armes faisaient des blessures si sanglantes, leur feu une flamme si puissante, que les barbares stoppèrent leur charge. Deux autres encore tombèrent, deux femmes hideuses, ventre béant et cris atroces. Certains rebroussèrent chemin, d’autres continuèrent l’assaut. Alors ceux-ci, quand ils furent près, nous les abattîmes à bout portant, à coups de tromblons : ces armes sont si redoutables à courte portée qu’avec trois décharges, on déchire mortellement six ou sept personnes. Tous se replièrent enfin. Puis le calme revint, et le soir, et l’illusion de la paix.

– « Ma foi, s’écria le chevalier visiblement excité, jamais je n’aurais cru inventer des moines si efficaces au combat ! Tudieu mes frères, chapeau bas ! Vive les moines de Saint tromblons ! Quelle action ! quel tableau ! »

– « L’action est un leurre, répondit mon maître. Mort, où est ta victoire ? ils reviendront avec l’aube, vous le savez bien, il nous faut trouver les Hong avant ».

Aujourd’hui encore je ne parviens pas à comprendre pourquoi on lui obéissait comme cela, si vite, sans question. On fit ensuite un grand feu. On mâchonna quelques vivres pour nous rassasier chichement. Notre pauvre Guideline avait dormi tout au long de la bataille et elle se réveilla saisie de fièvres diffuses. Puis on fit quelques prières pour Armel et nos deux indigènes morts.

Ensuite, mon maître discourut de la sorte mais sur un ton diaphane, comme le flottement d’une rêverie intérieure :

« Mes enfants, dit-il, ce peuple existe, je le sais… Donc deux choses nous importent. D’abord rencontrer cette fabuleuse peuplade, pour constater quel salut notre Christ saura leur apporter : au-delà comme le jour monte au-delà d’un nocturne horizon blafard, c’est une chance de salut pour toutes les nations du monde et la promesse d’un bonheur meilleur où chacun existera par ce qu’il aura à donner aux autres, où l’égalité sera un mot vivant, où la liberté tournera autour de la terre comme la lune tourne autour de la terre et la terre du soleil. Qui donc se refusera à l’invention d’un peuple que, dans le chaos du monde temporel, nous sommes les seuls, les seuls, à savoir réaliser, qui donc ?  Ensuite, sauver nos vies pour que nous puissions rendre le fruit de cette aventure à nos frères trop humains. Ce jour est grand ! tous au temple ! »

Et prenant son arme, il tourna les talons, se signa et entra dans la grotte. Le chevalier et moi le suivîmes sans hésiter, mais il fallut prendre par les mains notre pauvre veuve blanche. Quant aux deux pauvres porteurs survivants, ils poussèrent des cris en se tordant les mains et refusèrent d’entrer.

Dedans, il fit très noir d’abord. Un vaste couloir s’enfuyait devant nous. Le chevalier dut revenir chercher une torche. Nos pas sonnaient sur un sol fait de larges dalles. Nous arrivâmes enfin à un petit espace circulaire où brillait une étroite fontaine, sans eau, surmontée d’une idole chryséléphantine figurant un petit singe. Il faisait froid.

– « Regardez ce singe, s’écria mon maître, Regardez bien ce singe… »

Je découvris sur le sol, une sorte de fragment d’un minéral très bleu ; je le ramassai comme pour emporter un soupçon de trésor, mais remarquai que la statuette manquait d’une pièce à son front ; une petite corolle était évidée et la pierre s’ajusta. Rien ne se passa, mais l’idole retrouva une posture rayonnante, et ce fut là le seul miracle de mon geste.

Cette minuscule restauration effectuée, on continua d’un pas hésitant. Cette fois c’étaient de grands escaliers qui, cheminaient vers les profondeurs de la grotte. Puis nous arrivâmes dans une crypte ; et ce qu’on y vit nous émerveilla.

Tout semblait de cristal scintillant, et le sol et les voûtes. Une lumière étrange comme une buée d’argent activait ce charme de toute part. Sur les parois, des inscriptions dansaient par myriades, dont on ne comprenait rien que l’envoûtement. Mais surtout, la plus grande merveille était cette rangée circulaire autour de la salle, de momies légendaires parées des plus beaux bijoux et plus lourds diadèmes qu’on pouvait imaginer. Nous étions stupéfaits. Qui étaient donc ces rois anciens ?

– « Le peuple Hong ! » murmura mon maître, très fiévreux… « Voici leur gloire. Vous voyez ? Ils existent ! Mais où sont-ils ? où sont-ils ? »

Il appela, il cria, complètement hébété. Les roches se jouaient de cet écho. C’est alors qu’on aperçut derrière le rang des sages momies, à l’exact opposé de l’entrée de la crypte, la trace estompée d’une ancienne porte de pierre. Il se précipita contre cette paroi minérale, les yeux ronds, haletant. Comme s’il savait ce qui pouvait se cacher au-delà…

– « Il y a un chemin par là… » soufflait il tout contre la pierre… « Ils sont là, ils naissent là derrière… Quelque chose palpite !»

Tout à l’autorité de son exaltation, on se mit à pousser cette porte, à chercher quelques gonds, quelques déclics pour nous montrer la voie. Rien, et encore rien. Pourtant, un son creux trahissait que la porte était très mince : un choc frontal, ou une secousse puissante, suffiraient.

– « La poudre » ! s’écria Bronzac, gagné par la fièvre du Père Constant, « La poudre ! Allons la rechercher et faire sauter cette porte vite ! J’y vais, et vous autres, restez là ! »

Il fallait faire vite avant l’aube. Mais l’autre était déjà parti. Nous attendîmes un temps, mais sans avoir peur. Je rêvassais, en quête du recueillement nécessaire pour prier, en vain.

Puis avant qu’une heure ne tournât, nous vîmes la colossale silhouette du chevalier revenir transportant deux tonnelets de poudre, avec l’allant d’une paire de breloques. On s’affaira tout de suite à la tâche. La folle Guideline chantonnait d’une voix effacée, qui glissait sur le cristal comme les rayons d’une lumière blanche : cette douceur nous donnait de l’élan au cœur.

Il fallait concentrer l’explosif aux encoignures de la porte, ce qui n’était pas aisée en raison de l’extrême poli du minéral. La poudre cependant étaient faites de fulmi-coton, cette nouvelle substance dévastatrice avec quoi on taille les brèches dans les carrières. Si on faisait vite, le succès de la manœuvre était garanti.

Mais alors que tout était prêt, une rumeur sourde de tambours, nous parvenant par l’entrée de la grotte, nous fit frémir. À peine levé, le jour avait balayé les peurs nocturnes des barbares et ceux-ci, redevenus intrépides, s’avançaient en masse dans le temple chtonien, que peut-être avions-nous profané. Ils seraient là pour nous massacrer dans quelques instants. Combien même nous réussirions à ouvrir le passage, il est probable qu’ils nous y poursuivraient. Mon maître décida. Désormais, plus de prières ni de discours, c’étaient des ordres qui claquaient. Il fallut scinder la charge en deux parties. La première devrait faire sauter le chambranle de pierre, tandis que la seconde, plus forte, répartie dans les fentes rocheuses attenantes, feraient crouler la caverne tout entière sur les barbares au juste moment pour couvrir notre fuite. Ils étaient à présent tout proche ; il fallait dérouler les mèches, faire vite, et tout ajuster. Comme je m’y affairais, je faillis recevoir une flèche à l’épaule. Les premiers sauvages se ruaient déjà par le couloir… Bronzac tira du tromblon et deux furent projetés morts à six pas. Puis une flèche lui creva l’épaule… Mon maître et moi fîmes feu ensembles. Deux autres furent tués. Le reste serait là très vite… Les voici qui s’approchent et se ruent… Sans que nous comprissions pourquoi, Guidelines en souriant sut prendre un pistolet et faire sauter la tête à bout portant d’un agresseur. Tout était confus, dans la bataille, le carnage et la fumée ; je vis le chevalier de Bronzac assailli de toute part, se battre une flèche au flanc avec une machette et la crosse de son mousquet contre quinze indigènes, tel un lion cerné, qui ne sait mourir… Dans leur écrin de cristal, le visage bleuâtre des momies, impassibles et closes… Je vis dans la mêlée, mon maître allumer les mèches. Les traits des indigènes ne pouvaient le toucher… Et moi, l’apprenti moine vierge de toute fureur, qui combattait comme un fauve … Je me souviens avoir vu Guideline, tomber doucement, des nébuleuses écarlates sur sa peau blanche pour rejoindre son Armel… Je vis les flammèches courir sur le sol dans la poussière, et moi, me mettre à l’abri sous un surplomb, et là-bas, le chevalier mort debout, bras ballants, son grand corps appuyé sur un javelot en travers du poitrail et des cadavres rougis à ses pieds. Puis le mugissement d’un disque de lumière brute embrassant la grotte, tout son espace, le tonnerre des roches sur le sol, les tombes de cristal rayonnantes faire de grands dessins d’étoiles, les yeux tristes de leur mort, et les hurlements des indigènes soudain écrasés. Le tonnerre, le tonnerre… La silhouette de mon maître devant la porte béante, magique, baignée d’une lumière durable comme un nouveau soleil, une lueur projetée, enfin libre… Et des masses de rocs qui pleuvaient doucement, n’épargnant rien de leur toucher, pas même mon maître alors si grand dans cette clarté tonnante… Mon maître mourut ainsi saintement, tué par la matière sur un seuil fou de lumière. Blessé à mon tour, je perdis connaissance…  Salut au gouffre noir.

Je retrouvais mes esprits longtemps après. J’étais dehors, sur une herbe tendre, une brise voyageuse dans les arbres pour m’éveiller avec douceur… Combien de jours ? La rosée était fraîche sur mes joues, sur ma nuque.  J’étais vivant, et seul.

 

Depuis ce moment d’éveil gracieux, je ne me suis jamais départi de ce plaisir du matin. Au bord de l’Irrawaddy, je contemple la clarté qui arrive. Peu à peu, sur les vaguelettes, elle fait glisser les traces fluorescentes sur la rive où, comme un bronze niellé, le vert d’ombrage de l’onde se veine d’argent liquide. À ce moment, il fait toujours très doux. Puis, lorsque le soleil à l’horizon s’ouvre comme un œil d’or, je prie un long moment et fais mes ablutions. Libre et vieillissant sans peine, je goûte ce temps oisif. Il m’arrive de passer la matinée à cueillir des fleurs, sur les branches basses des véllédias, ou dans les fourrés des amalcis couleurs d’ambre, des siluvènes bleu pâle ; parfois, je suis interrompu dans ma tâche par l’écoute d’oiseaux flûtistes… Au loin l’écho d’un singe ou d’un renard, et rarement, le soir, plus lointaine encore, la clameur du tigre qui s’étire. Souvent, à ce moment, des entelles au pelage mat, un peu azuré, descendent de leurs hautes branches et me regardent. Leur œil est pointu, un peu moqueur. Puis ils disparaissent. Les saisons voyagent sans me parler, moi qui les ignore. Quand j’ai cueilli de large brassée de fleurs au point que l’écart de mes deux bras n’en peut plus contenir, je les dépose dans ma barque, et suit la rive vers une clairière que je reconnais, selon les contours sablonneux des rivages, sous le soleil embué du faux ciel d’automne… Je pense à mon maître… Puis ma barque accoste au bord de la clairière ; je foule l’herbe douce, je dépose toutes mes fleurs sur ce petit tombeau de pierre brillante et de silice, de mon maître… Je reste alors quelques temps, je m’assoupis parfois. Je médite, je divague doucement. Je ne connaîtrai jamais qui a construit ici, loin de tout humanité dans ce pays dont je suis la seule âme, votre tombe, O mon maître. Ici dort à jamais feu le père Constant, croyant et aventurier. Je ne le saurai jamais, et ce jamais me pèse. Qui donc ? Quelle volonté ? Celle de la brume infusée de brise, du déhanchement des vagues sur la rive, de mon sommeil ou la volonté d’un peuple secret, de spectres oubliés ? Le songe de ces singes bleu, en lequel je ne crois plus ? Je regarde couler le fleuve et son eau qui passe.

L’Irrawaddy est un fleuve majestueux comme un regard, un sillage d’âme dans la verdure, le miroir étiré d’une pensée toujours naissante, et tant de promesses dans sa courbe, tant de détails que son poème en est divin.

 

 

©hervehulin2021