Le barde ne retourna jamais sur les terres de Morven. Bien des saisons passèrent. Peu à peu, son exil se dégagea de toute blessure. Il vivait dans sa tour près des falaises. Mais il errait souvent dans la contrée alentour, arpentant les landes, les collines, les plages et les forêts à la recherche de clés vitales pour son inspiration -chantonnant ses ossianiques, le cœur absent où léger. Parfois, le soir, il allait visiter le moine et tous deux passaient de longs moments ensemble -ils s’étaient liés d’amitié – évoquant le passé et l’avenir, souvenir de la Fianna et sermons du Christ, et toutes les rêveries de la terre pour alléger leur cœur d’ermites ; le barde jouait de la harpe, et le moine parlait de l’amour du prochain dans la solitude propice au recueillement en buvant un vin pâle qu’il se procurait de l’autre côté de l’aber. L’écho du monde se fit pour eux de plus en plus indistinct. Le vent, la mer, la houle des bruyères, le moutonnement de ses songes animaient la vie du barde. Le temps ainsi voyageait plus doucement. Mais le barde n’avait toujours pas achevé son poème.
Celui-ci chaque jour s’agrandissait et recommençait comme un fleuve : le débit et le lit ne semblaient pouvoir être maîtrisés. L’identité de la source à présent était bien confuse. Le développement avait atteint un point à partir duquel rien ne pouvait plus se résorber, chaque élément à la fois nécessaire à l’ensemble et incompatible avec chacun des autres, chaque image à la fois évidente et rebelle, de sorte qu’à force d’exiger l’ajout d’incessantes transitions, le poème, trop loin d’être terminé, sinuait déjà sur une longueur d’innombrables méandres, subissant le jeu des vagues. Peu lui importaient les offrandes versées en labeur. Il exigeait toujours plus de son créateur et celui-ci était d’autant plus docile qu’il puisait là sa raison de vivre et sa seule occupation des jours, des nuits, de l’existence même. Il se laissait dériver dans une mélancolie hésitante.
« Je me demande, songeait-il, est-il mieux d’être triste, si on a pour seule vocation de faire un poème ? Je me dois bien de le dire, ici, solitaire mais à voix haute. Je suis dans une impasse, pour ce qui est de de l’immense poésie ; Au fonds, je ne suis peut-être pas d’un caractère affiné pour les chefs- d’œuvre. Il faut de la joie pour cela, et moi je n’en ai que si peu. Nous autres, nous ne pouvons vivre sans cette énergie émotionnelle que permet la tristesse. De la joie, mais du travail. Il nous faut pourtant chanter le contraire de nos sentiments, chanter les belles choses et de bons moments, faire briller toute l’espérance possible au pauvre cœur des hommes… Voilà, oui, nous pouvons pleurer, mais avec un cœur solide, seulement si cela nourrit notre art, et rend plus captivant notre message. Songeons à tous ceux qui sont frappés dans leur corps, harassés dans la nuit, dévastés par le deuil. Et nous, tranquilles, loin du travail physique de la mine ou des champs… Sinon, si les bardes ne sont que tristes, c’est le genre humain tout entier qui bascule à sa perte … »
Dans cette manière songeuse, il arrivait que le barde retournât dans la chênaie. Là, il restait devant la fontaine, du soir jusqu’à l’aube, et sans se l’avouer, songeait à cette nuit imprudente où il avait effrayé la femme mystérieuse. Il ne faisait rien d’autre que contempler la petite tombe qu’il avait édifiée ; il effleurait sa harpe, attentif au silence qui espace les accords. L’âge avait encore accru son intimité avec l’instrument merveilleux. La lyre palpitait en lui telle une artère musicale de son cœur. Il lui parlait, toujours avec amour, et avec des mots qu’on emploie pour les femmes. La tendresse odorante du bois de chêne animait la même émotion neigeuse, et la nuit, comme il ne pouvait distinguer les figures gravées, ses doigts se promenaient sur la double hampe afin d’en redécouvrir chaque relief poli d’argent, plus pur sans son visage du jour, plus prometteur sous l’attendrissement nocturne du seul toucher, et chacun disponible pour un sens inconnu jusque-là au soleil de l’œil. Le barde s’émouvait dans cette solitude, de ce qu’il aurait dû faire ou non, et ce souvenant de ces temps-là, il pleurait doucement.
Avec le temps, les insomnies devinrent la matière de ses nuits. Il arpentait alors la lande à grandes foulées, entonnant d’une voix forte les anciens chants de guerres de Morven. Puis, fatigué, il regardait les étoiles de ses yeux d’insomniaque ; probablement de ces distances sidérales il attendait l’inspiration. Mais pas plus que le sommeil, le nuage d’or tant attendu ne venait à sa rencontre. Seules quelques intuitions descendaient à lui dans la blancheur de la nuit. Inlassable, il pouvait ainsi rester jusqu’au matin. Dans la clarté qui lève, infusant un reflet discret sur le tronc des pins, le barde se sentait alors plein de sa création comme un œil avec une envie de larmes reste obstinément sec. Chaque fois, il se souvenait de la première aurore à son arrivée sur cette terre, quand il avait noté combien la lumière matinale modifiait à son rythme la taille, la couleur, la rumeur de ces pins, et leur propre rougeoiement.
« Si l’on voit des choses changeantes par elle-même, pensait-il, sous leur seul visage de choses en mouvement, elles deviennent de ce fait matière à poème, et déjà poème… Elles sont de la sorte le principe de leur transfiguration par quoi tout peut s’accomplir. Si on considère des phénomènes effrayants, des catastrophes des guerres sanguinaires dans leur seule quintessence, sans juger de leur suite sur le cœur et le corps des hommes, ils deviennent déjà poésie. C’est alors à moi d’en constituer le regard humain. Ainsi, la douleur par exemple. Elle est sujette à une ode immédiate, non par l’émotion qu’elle attise, mais par l’énergie de son propre mouvement, de toutes ces choses qu’elle change dans l’esprit, de ce vide qu’elle entrouvre où peut naître la plus brûlante tendresse ».
« Probablement ce à quoi aspireront dans l’avenir tous les poètes est de ne faire qu’un avec l’objet de leur pensée, pour mieux le réaliser en une seule création. Ils peuvent se métamorphoser en jonquille, en embrun, en brouillard ; mais peuvent-ils abandonner leur être avec la pleine conscience de ce qui les ravit, à un instant du paysage dans tout ce qu’il a d’insaisissable ? Certains prétendront avoir voyagé le temps de la composition dans un espace sans limite fait d’astres et d’éthers. Chacun peut affirmer ce qu’il veut …Moi je ne crois pas que chercher à ressembler aux choses qui passent soit gage de réussite. Si on ne pense à rien afin de mieux s’intégrer parmi le cours abstrait des évènements, on atteint là une extase banale, mais on n’est pas pour autant jonquille ou embrun ou brouillard. On n’est rien qu’une tête qui fait le vide et se concentre pour réussir toujours aussi distant du cœur des choses. Si le monde n’était composé que de objets précieux, l’émotion n’en serait pas supérieure ; si la pluie était l’accoutumance la plus dévolue de l’âme, sa source n’en resterait pas moins un mystère :si j’étais un cygne, mon chant ne me paraîtrait pas sublime pour autant. Si je n’avais pas appelé cette nuit-là…Les merveilles ne peuvent jamais nous être chères que par leur capacité à nous manquer ou à rester lointaine ; cœur, astres, nuage, songe, corps, amour, tout ne vaut que par l’énergie radiante de sa nostalgie. Il suffit de laisser le vent d’ici balancer les herbes, de regarder l’oscillation de la bruyère jusqu’à ce que le cœur bouge en même temps que cette oscillation, ne soit plus qu’un élément facile de ce rythme, de l’odeur du végétal, de la substance de la bruyère, que tous les tours et les pièges du printemps soient dissous ensemble dans une même essence d’immortalité venue des terres d’éternelle jeunesse où d’ailleurs, et qu’à mon insu j’en sois tout entier occupé sans jamais cesser de me voir contempler la bruyère comme la symétrie intouchable d’un miroir et dans ce reflet, le poème a déjà filé sa trame. Ah… Savoir ainsi l’annexer et sera achevée mon œuvre. »
Telle était la méditation qui occupait les silences du barde. Quand il s’agissait de son éternel poème il parlait tout seul. De l’énigme qui le hantait secrétant la substance même de sa vie, dépendrait l’accomplissement de cette composition. Cette conviction dominait son temps et sa vie. Mais quand donc viendrait l’idée unique, quand viendrait-elle apaiser ce haut front comme un vulnéraire ?
Pourtant le barde n’était jamais triste. Il n’eut jamais plus l’envie de retourner fréquenter les cours des rois, dont les guerres lointaines semblaient ne devoir jamais cesser. Tout dans sa vie s’ordonnait autour de cette obsession de l’ouvrage, de sorte qu’elle lui devint avec les années, aussi naturelle et légère que la courbe des saisons. Il vagabondait de plus en plus loin vers l’intérieur des terres, parcourant des distances toujours plus fuyantes. Il revenait moins souvent à sa tour. Comme si dévorer des paysages pouvait lui donner une réponse autant ou plus que les étoiles de ces nuits blanches. Il découvrait sans cesse de nouveaux espaces, et identifiait pour lui-même chaque site et chaque détail de chaque site, et chaque changement de chaque détail entre les jours et les saisons. Il nomma les paysages, leur colline, leur bois, leurs lacs et leurs rivières, il inaugura des rives, des passages, et toute sorte de voies. Leur familiarité nouvelle lui souriait comme une mère et profitant de ces intimités-là, le barde commença de vieillir doucement. Au cours de ces voyages concentriques, il lui aurait été facile de rencontrer quelqu’un avec qui s’entretenir, un pêcheur, un paysan peut être même un druide. Mais cette vie sans paroles ne lui pesait pas. Le silence lui permettait, pensait-il d’épurer la notion de son verbe et de ne consacrer de la voix qu’au poème dans sa fusion.
Les seuls dialogues qu’il tenait, c’était avec le moine. Il lui lisait même parfois en chantonnant les nouvelles strophes qu’il venait de composer ou de remanier pour la centième fois. Le moine aimait ce fredonnement. Il écoutait en commentant ce qui lui plaisait ou au contraire ce qui lui semblait accrocher. Le barde constatait alors que son ami, dont il ne connaissait toujours rien de la vie antérieure, avait du goût et un jugement très sûr. Pourtant, chaque fois qu’il lui faisait part de l’énigme de ce poème toujours à refaire, le moine répondait n’importe quoi, sans doute pour masquer qu’il n’avait pas compris la question.
– « O… moine, demandait le barde, comment expliques-tu, puisque ta foi prétend retrouver sa cause à toute chose, que bien que le monde soit parfaitement ordonné dans sa beauté, bien qu’il ait une forme parfaite, cette forme ne peut être récupérée dans une création, sans de cruels efforts, et même parfois vains, et qu’il nous faut alors inventer hors de rien une machine pleine d’artifice pour que le chant tienne ? Connais-tu ce mystère ? »
– « O barde, répondait l’autre avec un sourire de certitude, tu ne peux conférer dans ton bien -ton poème donc- une telle immensité qui ne t’appartient pas et dont Dieu seul est l’essence. Allons, ne possède que ce dont tu peux être responsable. Toi-même, tu ne conçois pas ce monde d’une autre origine que celle voulue par tes dieux…Alors, on ne met pas Dieu dans le tabernacle d’un poème, et bien fou celui qui se croit sage comme ça ».
Le barde restait silencieux caressant les cordes de sa harpe
« Pauvre ami, songeait-il qui ne sait même pas combien la nature est un don des dieux … Lug nous l’a donnée…Ah… Vers quel monde sec nous emportez-vous, toi et tes semblables ? »
Le soir se prolongeait ainsi. Ils buvaient un peu de vin, en mangeant des huîtres, des mures si c’était l’été. Ils parlaient encore du temps et encore de la mer. Parfois même ils ne disaient rien. Le moine n’essayait pas de convertir le barde. Le barde n’ennuyait pas le moine avec ses légendes du Morven. Puis il se séparaient. Dans la nuit, le moine retournant à ses prières, le barde à ses insomnies.
« – Le silence de la nuit t’enveloppe d’un voile O vallée de Cona. On distingue à peine le murmure de ton ruisseau et sous le zéphyr la rosée ne tremble même pas suspendue au gazon qui te pare ». Tu es bien loin mon Ossian, songeait le barde et elle est bien loin aujourd hui la vallée de Cona. A quoi bon se bagarrer ainsi sur des générations pour la forme d’un poème, la perfection ultime d’un rythme ou d’une grammaire ? Une structure métrique et la même pour tous les esprits, et l’affaire est faite : l’image que tous ces esprits ont de la lune ne pourra pourtant jamais être semblable. Le brouillard de l’automne qui navigue entre la cime des bouleaux m’offre bien des raisons d’être nostalgique. Et le commandement d’exprimer cette nostalgie d’une seule manière m’oblige à définir mon émotion d’une seule formule la plus riche possible. Or il me semble à chaque fois, quand l’effort est près de s’achever, que c’est quelque peu étroit de se tracasser sur un nombre de syllabes … Et moi la forme qui seule distingue l’art d’une émotion, je ne sais, je ne sais la vaincre. Je m’essouffle et me perds. Parfois je me dis que je devrais accrocher ma harpe et me faire pêcheur. Je t’entends, O ma harpe qui repose entre les boucliers suspendus, descend O ma harpe …Mon âme égarée revient à moi comme le vent ramène le soleil dans la vallée longtemps assombri le brouillard et de givre ! Et maintenant que s’est enfuie l’extase unique effleurée jadis par une vie de pleine lune, maintenant que son souvenir pâlit, serais-je condamné au bavardage ou a de médiocres chantonnement, tôt disparus dans l’air, raconter ma vie dans de belles images déployées selon de fort rythmiques phrases ? »
Cet hiver-là fut une grande saison de neige. Toute la contrée était couverte, landes et forêts ; même les récifs au pied des falaises montrèrent une crête de lys. Confiant dans la solitude de son exil, le barde marchait à travers ces étendues hivernales, peut-être pour y découvrir de nouveaux songes achevés. Sa rêverie avait tendance à se figer quelque peu dans la spirale de son objet. Depuis quelques temps déjà, sa composition ne progressait guère plus… Avec cette neige molle qui polit la terre sous une même patine, l’illusion d’un temps alenti contre lequel la lutte serait un peu moins âpre était inévitable.
Le barde marcha jusqu’à à de grandes collines qu’il se souvint avoir déjà abordées jadis. La blancheur hivernale conférait aux bois plutôt râblés sur ces terres une verticalité de futaie silencieuse. Dans cette air vif-argent fixé par le gel, la lumière glaciale scellait le silence d’où n’échappait plus que l’oscillation chantante du vent. Il continua par un passage qui suivait en corniche la lisière des sapins entre les fûts. Des brumes transfigurées estompaient les tombées du soleil anémié. Au détour d’un layon, il découvrit par une perspective inattendue l’astre levant à peine émergée du sol transi dans les cercles de brouillard, tel un bateau captif de la banquise. Ou était-il donc ? Jusqu’ où avait-il marché ? Il avança un moment sous des chênes, parmi d’innombrables taillis vitrifiés ; les ramilles diaphanes brillaient dans le piège fourmillant de milliers de larmes géométriques dont les pointes s’entrecroisaient sans jamais s’écouler ; et chaque cristal de soleil du haut des branches animait ce miroitement de fontaine. Le barde nota le bruit du vent contre l’argent des troncs, et les craquement sourd des fûts comme d’un cœur secret ; puis tout à coup la verticalité brisa net et face à la plongée des bois se découvrait une plaine immense, neige bleutée sous un ciel d’or. Il avança dans la grande étendue. Le contre-jour du levant cinglait la rétine en même temps que la terre restait douce dans sa pénombre colorée. Il perçut alors une grande émotion comme l’air vif lui portait une fragrance doucereuse. Au loin, le soleil était là, derrière une ligne minuscule de saules morts, son orbe parfaitement tracé dans le ciel mat mais épuré de tout aveuglement : si proche en ce moment de la clarté lunaire.
« À peine à l’Orient lève un rayon, songea le barde, qu’à l’autre ligne sur l’horizon opposé, il parvient exténué. Si courte nos vies, lorsque consumées de désir et de souvenirs, elles attendent …elles attendent. Où suis-je donc dans ce royaume de murmure et de miroir ? Adieu, étoile silencieuse. Cette vie n’aura été qu’un exil de passage … »
Au loin apparut dans le ciel un poudroiement volatile qui s’approchait en ondulant. Plus proche, toujours plus proche, il prit la forme d’abord évasive puis sinueuse d’un vol d’oiseau blanc. Avec un mouvement tressautant, plusieurs fois recommencé, le nuage effleura le sol puis se posa. Les cygnes faisaient une halte en émigrant vers le sud ; sans doute la rapidité de l’hiver les avait-elle surpris. Sans doute aussi étaient-ce là les derniers à partir. Les oiseaux restèrent immobiles. Le barde voyait distinctement la courbe hautaine de leur cou et leur plumage cristallin lustré par ce moment du jour. Sur la neige les silhouettes étaient d’une pureté parfaite, si fine que parfois l’œil les perdait. Le barde tenta de les observer de plus près mais les oiseaux s’éloignaient d’un bond gracieux en virevoltant chaque fois qu’il approchait. Tout à coup certains tendirent le coup dans le vent et leur cri déchirant saisit son cœur. Ce fut un son léger sur deux tons, un son à la fois doré d’ombre comme celui qu’il avait rêvé pour éclairer son champ au côté de la harpe. Il y eut ensuite un silence meurtrier. Puis les cygnes lancèrent à nouveau leur cri, deux notes semblables empoignant l’air avec une force inconnue. Suffocant, déjà blême, le vieux barde tomba. La neige était si froide qu’elle lui faisait mal. Derrière ces larmes, il vit les oiseaux se déplacer encore avec des sauts légers et rester longtemps immobile, les ailes grandes déployées, fidèles à leur loi secrètes.
« Qu’est-ce qui mourra avec moi si je pars ? De quoi serais-je le témoin si je dois rester ? Les faits qui peuplent le monde seront toujours capables de nous émerveiller mais que peuvent ma harpe, mon chant, et mes rêves devant tout cet espace de neige qui aveugle les étoiles ? J’ai vu des nuits qui palpitaient dans la lumière, j’ai vu des neiges qui montaient vers le ciel, j’ai vu des montagnes et des portes sur l’océan, j’ai vu des chevaux ; j’ai vu l’horizon, le vide la force de sa distance ou tout n’est plus qu’un moment fixe sans achèvement ni commencement, plus d’alpha ni d’oméga. J’ai vu des portes géantes dans le ciel…Moi qui ai tout donné à ce qui n’aura pas voulu de moi, j’ai tant attendu… Mais qui donc, qui donc, se souviendra de mon désir ? »
Là-bas tout au bout de la plaine ou un bosquet bleu s’ouvrait, se détacha une mince silhouette noire sur la neige. Un homme avançait, insoucieux des circonstances et de l’émotion dont le barde se brouillait la vue, insoucieux de tout. Le personnage passait, dans un chantonnement ou flottait des accents ossianiques. Puis plus près encore, il vit, ondulant dans le dos du personnage, la harpe d’argent et la tresse noire. Rien ne le surprenait dans cette apparition qu’il avait si longtemps guettée. L’homme continua son chemin, très loin. A son approche, quelques-uns des grands oiseaux s’envolèrent pour se poser un peu plus loin. Là-bas, la silhouette disparut, laissant dans la neige le soupçon d’un pointillé sombre. Face au vide ainsi laissé, le barde contint l’énorme sanglot qui palpitait. Dans ce sentiment d’irréversible solitude pressentant déjà la torpeur de l’éternité sur ses épaules, il savoura cette odeur mystérieuse qui flattait l’air pur. À chaque inspiration, elle lui semblait changer et exfiltrait de nouveaux arômes. Il perçut encore une fois le cri des cygnes, la trame de toute sa vie. Il se souvint alors du mystère de la chandelle que le moine finalement ne lui avait jamais nommé. Mais à cet instant, le mystère déjà mort, cette lacune n’avait plus aucune espèce d’importance. Et la notion de l’âme inconsciemment nommée, courut en lui de mille feux reflétés pour l’apaiser dans le sein d’une grande pâleur.
« Le monde est autour de nous comme un essaim éclaté de soleil, murmura-t-il. Terrible dans sa nudité, vaste dans son aveuglement, il scrute le plus pâle de nos astres, lui ravit sa saveur extrême, et il l’emporte dans sa rumeur matinale de cloche qui s’efface … »
La neige était douce sur ses joues il se retrouva seul dans la plaine. Les cygnes quelque part étaient partis ou peut être seulement invisibles sur le lointain. Il caressa sa harpe et toutes les figurines ; dans les recoins sculptés des fragments de glace scintillaient ; les cordes en étaient givrées. Il les pinça une à une. Le givre s’évanouit en de minuscules nuages comme de la poussière d’eau. Le son de chaque note était resté très pur.
« Nous autres ressemblons tant à la lune songea-t-il ; nous avons sa pâleur, sa distance, son égarement translucide. Comme la lune, notre matière n’a pas l’énergie de sa lumière. Comme elle, notre clarté n’est qu’un jeu de la force d’autres astres, géants incontournables. Si elle n’était point éprise de leur splendeur, ne retournerait-elle pas à la nuit, invisible à jamais dans l’immensité glacée, perdue pour les regards ? Comme elle, nous avons besoin pour être, de cet asservissement à d’impossibles espérance sans lesquels on restera transparent, spectre muet dont rien ne vient révéler le contour. Nous n’existons que dans cette insuffisance, cet instinct atroce à ne vénérer que ce qui est au-delà de notre réalité… Sans cette passion vénéneuse pour un astre inatteignable, qu’attise l’irréversible distance de nos désirs, les hommes-lune n’existent pas, ils n’ont pas de contour, ils n’ont pas de substance, ils n’ont pas de corps visible, ils n’ont rien qu’une plainte dont nul ne saura percevoir l’infime fréquence. Silencieux, ils attendent, ils attendent dans l’ombre, l’espérance dont le tourment les tuera de sa lumière ».
Le moment vint ou un vent très ample se leva sur la plaine. Le barde coucha son visage contre la neige. Il sentit avec douceur sa peau percer la pellicule glacée avant que le saisisse tout entier la froidure. Ses cheveux se confondirent à la blancheur du givre. Son souffle se fit plus tranquille. Ses paupières s’apaisèrent. Il effleura une fois encore sa lyre, fit chanter la corde la plus aiguë dans la sonorité fragile de cette note qui, par un même tremblement, perdure et s’exténue. Il mourut ainsi, sans avoir jamais eu le talent d’accomplir son poème.
©hervéhulin