Quand bien même nous n’en connaissons pas la souffrance, nous redoutons la guerre. Cette juste terreur est le fruit de l’entendement humain, et d’un cœur qui bat avec sagesse. Il y a bien une histoire à retrouver, derrière celle des batailles et le bruit des armées. Mais rien à sauver, rien à admirer dans la douleur et les larmes, le feu et la ruine, aucun prestige dans la tiédeur des cendres.
Mais Aristarque ne perçoit pas le monde sous cet éclairage. Aristarque a une passion qui conduit sa vie, et cette passion c’est la guerre. Depuis qu’il sait lire, il explore toutes les histoires et tous les versants de cette fureur ; pour lui, il s’agit d’une érudition, au mieux, une science. S’il se déplace au cinéma, c’est pour voir la guerre sur grand écran. S’il lit un ouvrage, c’est sur le même sujet. Ses loisirs, qu’en dira-t-on, sinon qu’ils ne sont que modèles réduits d’armes et soldats, figurines à peindre et assembler, reconstitution et exposition. Il collectionne sur un mode frénétique les pucelles et les décorations. Son domicile est encombré, mais chaque fin de semaine, chaque congé, ajoute encore des objets à ce bric-à-brac guerrier. Il s’exalte dans les chansons de soldat. Les traditions et leur code d’honneur n’ont pas de secret. Plus qu’une science donc, mais à peine moins qu’une espèce de religion.
L’histoire des guerres est pour Aristarque un terrain maîtrisé. Il connaît bien les campagnes et les conquêtes qui ont fait la gloire des illustres stratèges ; il en admire les manœuvres et le génie. Il se passionne pour l’évolution techniques des armements de toute sorte, sans en privilégier un type sur un autre : du mousquet des premiers dragons, au missile de croisière de notre ingénieuse époque. Des batailles qui ont fait le sort des nations et des peuples, il connaît les ressorts et les détours ; il sait, non seulement ce qui a coûté la défaite à ceux-là, et provoqué la victoire de ceux-ci, à quel moment et pour quelle circonstance ça s’est produit ainsi, mais aussi ce qu’il aurait fallu faire, ou plutôt, non, ce que lui, Aristarque, aurait commandé aux troupes pour que le sort en fût différent. Il aime à converser sur les vertus et les faiblesses des grands parmi les grands, de Scipion à Turenne, il se passionne à réfuter Clausewitz ; mais de Bonaparte, il n’approche pas et honore tout.
A force d’invoquer et ressasser toujours et toujours tout cela sans jamais penser ni chercher à se taire, il brûlerait de ne pouvoir vivre cette fièvre dans sa vraie vie. A ce proche, qui n’en peut mais de ses histoires, il affirme qu’il aurait tant voulu vivre Verdun, qu’il pleure souvent, dans ses moments de solitude de n’avoir pas été à Camerone ; et qu’après tout, aussi tragique fût l’évènement, ne pas avoir été là, à Dien Bien Phu, ne pas avoir partagé ce moment d’honneur et de fierté, ne permettra jamais d’envisager une vie complètement heureuse. A ce parent, accoutumé depuis longtemps à ses homélies, il répète encore que la guerre – toujours en son image, dépourvue de massacres, de ruines, de charniers, de désastre, de viols et de ravages – produit vraiment les premières des vertus, et les plus belles aventures.
Évidemment, Aristarque est un féru d’histoire, et bienheureux, n’a jamais fait la guerre, ni tué personne, ni touché une arme qui ne soit pas soudée ; il ne perçoit naturellement de l’épaisseur des combats que le goût d’un bon livre, un frisson de cinéma, l’odeur aigre-douce de la colle à maquette, quand il pleut contre la fenêtre un samedi après-midi. Il ne voit de la guerre à travers l’embrasure de son imagination solitaire, qu’un spectacle excitant ses sens, comme d’autres essaient de se rassasier de leur désir, en scrutant les secrets d’une jeune voisine par la serrure.
©hervehulin