Il y a bien des façons de retenir l’attention des cœurs et des consciences. Certains chercheront à briller, mais d’autres fuiront toujours l’étincelle et l’éclat. Euphrosyne est convaincue de n’avoir que peu de mérite personnel. Douce et agréable, elle semble même avoir la passion de se diminuer devant les autres.

Jamais elle n’a semblé convaincue de son utilité pour quoi que ce soit, comme pour elle-même ou ses proches, ou ses parents, ou ses enfants qu’elle a nombreux et forts mignons. Ne la croyez pas triste en société. Elle en fait toujours sujet à plaisanterie et c’est pour elle une façon commune d’accomplir la conversation.

« Je ne sais rien faire » dit-elle avec un joli sourire ; «ne comptez pas sur moi pour réussir ce dîner, la dernière fois j’ai transformé le rôti en charbon ; c’est tout moi ainsi ». Et elle rit de voir certains convives rire d’elle ainsi. Elle va à son cours d’aquarelle. « C’est fou ce que je vois mal les couleurs ; et je mets bien trop d’eau pour les contrôler. Un vrai marécage. Ce n’est pas étonnant, j’entends si peu les sagesses qu’on me donne ».  Quand son fils- un vrai chérubin -lui demande de l’aider à faire son devoir elle lui répond « va plutôt voir ta sœur ; elle est bien plus douée que moi pour ce genre de calcul ». Le droit, naguère, la passionnait, mais elle n’a pas trop poussé les études. « J’étais si lente pour suivre les cours, il valait mieux arrêter là pour préserver la justice ».Elle fut toute surprise, plus tard, quand ce jeune homme, tout rayonnant, lui demanda de l’épouser, elle qui ne regardait pas les garçons puisqu’ils ne la regarderaient sans doute jamais « Vous êtes vraiment sûr ? » lui dit-elle. Il y a longtemps, elle avait résolu d’apprendre à conduire une voiture. Elle a même obtenu le permis nécessaire à la troisième tentative seulement. Mais un jour, comme elle avait heurté le pare-chocs d’un gros utilitaire, elle renonça pour toujours en disant :« Je suis bien trop dangereuse pour l’humanité avec ce genre de machine entre les mains ». Au bout de quelques années de mariage dont le fil est devenu de plus en plus gris, elle apprend par la confidence de sa meilleure amie que son mari a une jeune maîtresse, et que cette histoire ne semble pas récente. « Eh bien voilà une chose très ordinaire, dit-elle, car avec le peu de charme que j’ai à lui offrir, son envie d’un autre horizon, plus charmeur, était inévitable ; j’en suis seule responsable. » Et elle ne fera rien pour sauvegarder l’amour dans son couple. Et que voulez-vous qu’elle fasse ? Un jour son époux s’en va avec une jeune et incroyable maîtresse – une autre que la précédente. Elle se retrouve seule. Dans cette nouvelle vie elle pleure un peu, au début puis se résigne, et adopte un sourire guérisseur.

 « Mon véritable destin aura toujours été de vivre seule ; qu’ai-je donc pour susciter la flamme d’un époux, un amant, ou l’intérêt d’une communauté d’amis ? ».  Ses proches lui donnent un peu de sollicitude encore, mais leurs gestes s’espacent avec le temps. Elle a beau sourire dans son éternelle plainte, ça ne retient plus personne. Bien des années ont passé, le grand âge est arrivé sans que notre Euphrosyne se soit administrée le moindre compliment. Elle s’interroge parfois sur le fait d’être si seule.

Le sort lui envoie une terrible maladie. Et ses amis, ses parents me direz-vous ? Ils disent : « Euphrosyne ? Elle aurait pu être délicieuse. Mais sa plainte éternelle a rendu sa fréquentation laborieuse. Quand elle avait bien du bonheur pour elle, une apparence et un esprit enviables, un époux aimant, une situation agréable, une famille soudée, déjà elle nous fatiguait de toujours se dépriser. Alors, imaginez maintenant, comme cela sera insupportable ».

Euphrosyne contemple à présent le soir, le front contre la vitre et se souvient. Elle aurait aimé, tant aimé qu’à chacune de ses complaintes, on lui dise ceci : « Mais non, pas du tout, ton rôti est délicieux à point ; non, non, ton aquarelle est lumineuse ; et le demi-périmètre de ton fils, c’était facile pour toi ; tu apprenais aussi bien que les autres, et tes notes furent plus que correctes pour pouvoir continuer sur un beau diplôme”.  Sans-doute lui a -t-on dit, mais pas assez, ou elle n’a pas entendu, ou elle ne se souvient plus. Et puis d’autres peuvent ajouter : « Jeune, tu étais plus que charmante, jolie même, et il y en eut plus d’un pour soupirer. Et ton mari ? ah oui, il serait bien resté s’il s’était vu un peu plus aimé par une femme propice au bonheur ».

Mais voilà, la comédie est terminée, et ne revient pas à ses trois coups.  Plaignez-vous chaque jour et personne ne vous plaindra jamais.  La vie, elle sait pardonner bien des choses, mais ne pardonnera jamais qu’on ne l’aime pas. Euphrosyne est bien conforme à cette étrange société où nous vivons. A force de ne jamais s’aimer un peu en rien, elle se détruit en tout sans savoir pourquoi.

 

 

©hervéhulin