I

Je suis tel l’arbre ancien au tronc droit et sans âge
La pluie sur son écorce argente des ruisseaux
De la cime jusqu’à l’humus sous les racines
Nourries de marne noire et de sels ancestraux
Sous la vaste ramée se rallient les ombrages
Comme une conscience pétrifiée sur son axe
Scrute observe et comprend tous ces mondes qui passent
Il écoute sous lui glisser les continents
Et cet ouvrage obscur qui jamais ne renonce
Éclairé du silence et de l’éclat des astres
Bien des sables ont fui et leur traîne a passé
Les morts sous la terre comme les eaux sont sages
Qui viennent se poser et tranchent nos questions
Il est le vertical qui jamais ne voyage

comme l’univers est beau si vous faites trois pas !
moi j’ai navigué au loin sur ses lignes antiques
par-delà les confins épaissis d’ambre mystique
sans la lueur d’un fanal Croisant vers tous les caps
délivrant les espaces et emportant les nuits
transgressant l’arc-en-ciel où verse son vin tiède
de la sterne j’enfièvre l’essor et les rémiges
j’aspire les contours des côtes et j’accentue
des volcans la poussée sur l’axe des longitudes
je poursuis ces falaises lascives qui couronnent
l’horizon d’émeraude cisaillant l’océan
quand s’embrasent au levant les secrets archipels
je suis l’âpre mouvement du vent qui s’évanouit
ce qui ne disparaît pas L’enfant face à l’Orient

                                               II

Taillé tel un temple de constance et d’état
Mais clairière peuplée de hêtres et de cistes
Je capte les étés en cercles concentriques
Toute semaille ainsi converge en moi J’existe
Quand le soir s’irise et infuse la feuillée
Je sens son or vibrer sur l’étang diffracté
Je suis là tenace et variant dans les saisons
Nues et palpitantes qui sèment des idoles
Derrière les sous-bois des brumes désespèrent
Là où la perspective illumine l’écho
Je devine la terre à sa mélancolie
Je sais l’ordre du monde et son peuple de symboles
Quand cinq branches d’étoile orientent ma vigie
C’est un fait Je comprends l’eau qui ne change pas

mais moi qui vis autrement j’ai embrassé le monde
outrepassé des ravins Sillonné bien des cimes
et tant de dunes de jade et des lunes agiles
j’ai connu les contre-jours des orages danseurs
des nuées d’ivoire ailées inversant le delta
l’extase des abysses m’a soufflé son éclair
dans la nuit où s’imprime l’arche des nébuleuses
j’ai vu le lys et l’éclat violets du chien majeur
les colosses spiralés d’hyper géantes rouges
j’ai vu Orion déverser l’or de ses cataractes
le péristyle enflammé où languit Cassiopée
d’Adonis inconsolé j’ai baisé la blessure
et ravissant Ctésiphon cueilli l’ombre d’Achille
mais de tant de choses vues Qu’aurais-je donc reçu

III

La rougeur des arbres a gardé l’eau du soir
Des souvenirs de fleurs affligent les feuillages
Roux de tendres taches et de tristes miroirs
Le jour s’en est allé, et le parc avec lui
Dans la nuit a sombré sans laisser de sillage
A force de prier l’autre face du ciel
J’entends bruire dans les pluies des chants inouïs
Du pas lent des soleils suinte un faisceau de miel
Je veille les secrets dont l’aube s’éblouit
Je pressens l’estuaire où les sources s’exhalent
Mais ce qui vibre en moi est un vivant métal
Car chaque migrateur m’a soufflé son signal.
Dont le chant voyageur fait du monde un miracle
Je sais quel est le sens et la loi de l’équerre

puis face à mon étrave se dressa un rivage
insoupçonné des atlas Existait-il ou pas
offrande des flots lassés ondulant aux étiages
l’invincible mouvement soudain nu s’estompa

terres d’ombre et de lagons ensorcelées d’oiseaux 
une dernière abatée a vaincu cet élan
qui avait conquis mon âme et oxydé ma peau
depuis des millénaires que j’existe en fuyant

aveugle la nuit sceptique enveloppait les songes
   où sont passés les roseaux blanchis de héronnières  
la terre est ensanglantée là où l’homme la ronge

devant moi le nouveau monde Il est déjà bien tard
pourquoi me suis-je arrêté naufrageant aux lisières
car la matière souvent fixe à l’est nos regards
 

                                                                                IV

Le cosmos si vigilant
N’est pas toujours tendu d’étoiles  
Autour de la rétine
Tout est reflet
La rivière et le soupçon
L’ange et le frisson
Le bronze des tombeaux descellés
Ce que le sextant dévoile est en éclipse
Comme le point de vue du jardinier

Dans le cercle apaisé des distances
Je vois la ligne
Je déduis le rivage
Et j’entends
Le bruissement des colonnes
Seul compte le pas derrière le pas
Le laurier et l’acacia

Sur les îles sans corail
Tristesse des cormorans
Aptères
Comme un cirrus échoué
A l’angle de l’avenue
Désespère

Mais à la fin
Seules les années ont voyagé
Et moi désormais tel une veine qui bat
Je reste le vieil arbre
Argenté sous la pluie

Car je suis l’impassible
Et l’Orient m’attend.

 

©hervéhulin