Memnon vient de débarquer du Sud, discrètement. Il est brûlé par le soleil et la mer. Son corps est fatigué mais il saura aller au-devant de sa fortune. Son cœur fut endurci par les épreuves du voyage, et sa résolution. Sa victoire sur la mer et ses formidables distances, a décuplé son courage. Le voici face aux murs des puissants. Il est prêt à exiger sa place dans ce monde qui ne l’attend pas. Il se rend en premier à la capitainerie du port, qui ne l’entend pas.
Fort de ses certitudes, il se déplace à l’auberge la plus proche, puis une autre encore, et celles-ci lui répondront qu’il n’y a plus de chambre disponible ce soir. Il rencontre alors l’administration qui se charge des voyageurs ; qui lui oppose que sa situation ne remplit pas les droits nécessaires, mais l’envoie aimablement sur un autre guichet qui pourra, sous réserve de quelques informations bien attestées, lui assurer certaines prestations sociales. Et les offices des prestations sociales en question lui renvoient que rien ne pourra lui être attribué tant qu’il ne remplira pas les droits nécessaires exigés par l’administration précédente. Passé ce premier jour, loin de renoncer, après avoir dormi à même le sol, Memnon se redresse dans le matin pour continuer son cheminement. Il contacte, attend, revient, complète, recontacte et attend encore. Le monde et ses agents autour de lui accélèrent leur mouvement. Face aux humains qui se replient, aux guichets des administrations qui le somment de fournir ce qu’il ne possède pas, face aux portes qui l’interrompent et se ferment, face aux couloirs peuplés de silence cloisonnés et de voix lointaines, il ne cède pas. Face aux regards qui évitent, aux grimaces qui affleurent, aux mots qui blessent ; face au travail qui se refuse et s’enfuie, Memnon titube et se maintient. Comme enfermé sous la voûte d’une immense cloche où les sons et les mots se répondent sans jamais s’écouter, son entendement peu à peu anesthésié par l’infinie complexité de ces voix et de ses procédures, pris dans les tourbillons anarchiques des innombrables oppositions qui ne sont plus pour lui qu’une stimulation endolorie, saisie par tant de canaux que le flux des conditions soulevées s’engorge dans son cerveau puis déborde et le noie, tourmenté par ses morceaux de phrases et l’échelonnement des formulaires, dans ces circonvolutions du système circulaire, où s’anime la masse des planètes toujours en mouvement sans que le discernement n’en perçoive la moindre progression, il s’incline, il ploie, mais ne sombre pas. Les jours passent puis les semaines, et les mois. Quelques bonnes volontés ici et là, éparses, n’auront pas suffi à donner à Memnon une lueur suffisante dans ce flot intarissable d’exigences dont le seul objet est de lui rappeler quelle est sa place.
Alors, usé et sans plus d’ardeur, refroidi par ces gens et ces voix qui le pressent, déçu de tout ce qui peut être humain, Memnon disparaît dans un halo discret. Il ne pourra plus retourner vers la terre brûlée de son pays lointain, ni découvrir la terre nouvelle de cet autre pays qui ne l’a pas découvert. Il disparaît et l’eau se referme.
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