Allons, Théodas, vous vous questionnez, comme ce point vous tourmente, de savoir comment se comporter justement en société ? … Sachez donc que naviguer dans ce joli monde et ses manifestations n’est rien que très simple : dans toutes les situations qui rapprochent l’individualité des cœurs des hommes et de toutes les formes de leurs intimités, pour se rassembler en une vaste multitude ou chaque cœur interroge un semblable qui semble répondre à un autre plus particulier, se produit automatiquement une échelle de variations infinies des sentiments, des plus communs aux plus sublimes, des émotions compulsives mais aussi des faits de raisons, des enchaînements infimes des vertus, des vices, des cruautés imaginables et des bontés inespérées, de la capacité et des talents, de la médiocrité et de la fausseté, de l’ambition et du renoncement, de la clairvoyance mais aussi de l’aveuglement, de la stupidité, de la superstition et des croyances, de la passion des jugements véritables mais aussi de celle des complots concevables, des faveurs, des frayeurs, du génie: ces étonnantes variables, tissées en des constellations de façons si diverses qu’elles pourraient laisser accroire qu’il n’y a point un genre humain mais une accumulation désordonnée et sans lois de types de tous genres et éternellement dissemblables, sans rien de commun qu’un nez et deux yeux, et encore, forment ainsi les myriades de manières que ces cœurs connaissent pour nouer leur humanité ensemble et établir des liens de société, emmêlés de mille nœuds selon des artifices toujours plus ingénieux et inédits à chaque jour qui passe: c’est ainsi, par l’effet de ces quelques données si transparentes, d’une façon toute évidente, que ces gens fréquentés, tous très au fait du versant fort et du versant faible des uns des autres, agissent aussi réciproquement comme ils savent d’instinct devoir faire, connaissent qui leur sont égaux en force, pressentent la supériorité de quelques-uns, dont il va falloir isoler l’alliance sur l’ensemble, ainsi que celle dont ils disposent eux-mêmes sur d’autres ; de là naissent entre eux la familiarité, l’amitié, le respect, l’animosité ou le mépris, car toute cette alchimie vient qu’en société ou le monde se rassemble, on se trouve à tout moment entre celui que l’on veut aborder absolument et cet autre que l’on voudrait fuir éventuellement, que l’on n’aurait pas voulu rencontrer et dont on veut encore moins se laisser captiver quand on se fait honneur de l’un surtout parce que l’on a honte de l’autre, au point qu’il arrive même que celui dont vous faites honneur et que vous voulez retenir près de vous et celui qui est aussi embarrassé de vous et qui ne songe qu’une chose, c’est à vous quitter au plus vite pour aller vers cet autre là-bas et que cet autre là-bas et souvent celui-ci qui rougit de vous approcher mais qui dédaigne celui-là consumé de vous rejoindre, puisqu’il est vrai que dans un si étrange commerce des instincts, ce que l’on croit gagner d’une main on le perd très vite de l’autre avant même d’avoir cru le saisir ; alors, forci de ces constatations, en ce cas, ne conviendrait-il pas de renoncer à toute forme de hauteur, à toute forme de fierté, à toute forme de société, qui plaît si peu aux faibles hommes et de composer ensemble un vaste traité avec une mutuelle bonté, ce qui aurait pour gain de ne jamais mortifier personne ? Telle fut la première leçon, et vous voici maintenant mieux armé, au moins dans l’attente des suivantes. Croyez-bien qu’elles seront aussi simples. Or donc, Théodas, saurez-vous à présent comment vous tenir en société ?
©hervehulin