Théagène, sur notre droite, est effondré. Son moral est vraiment au plus bas. Il entre, bouscule, s’effondre en soufflant. La porte claque, le fauteuil branle. Il nous parle de l’évolution récente de cette épidémie qui ravage la cité tout entière. « Tout est perdu » clame-t-il. « Nous sommes vaincus, nous sommes à terre. C’en est fait de l’humanité tout entière ».

Il s’est précipité ici dès qu’il a su, il nous révèle ce qu’on ne peut savoir encore : les contaminations ont doublé aujourd’hui, le virus se transforme chaque jour, il se joue des barrières et des mouvements qu’on lui oppose, et nos meilleurs savants sont impuissants face à l‘ennemi. Celui-ci chaque jour invente de nouvelles ruses, ses mouvements contournent les remparts, et ses assauts passent et emportent les défenses, pour se ruer là où il veut. Ce n’est pas moins, quand les autorités nous déclarent une simple compagnie, que l’équivalent de trois divisions qui ont succombé depuis six jours seulement. Et que le mal est bien plus grave que ce qu’on veut bien nous en dire. Nos médecins sont de mauvais défenseurs, de très piètres stratèges, seuls nos ministres peuvent rivaliser en impéritie. Il ajoute qu’il connaissait personnellement telle et telle victimes célèbres, des proches, et non, plutôt des amis de longtemps, et voilà, à peine frappés, ils sont tombés foudroyés, à ses pieds, presque, avant même qu’il ait pu les embrasser une ultime fois. Il n’entend pas si vous contestez sa vérité, et opposez qu’il y a moins de victimes et de dégâts que ce qu’il a pu compter. Il était-là, vous affirme-t-il, quand tel professeur de renom a confirmé à la Sorbonne que le mal va prochainement se muer en fléau pire encore que ce qu’on imaginait il y a moins de six semaines

Mais que faire donc ? Et si on oppose à Théagène, qu’il perçoit peut-être trop angoissé, la situation, que la peur- légitime- du mal qui va, lui noircit l’exactitude des résultats qu’il décrit, que la Sorbonne n’est pas le sommet de la médecine, mais de la littérature sans doute, il ralentit son débit et argumente. Connaissez-vous, dit-il, connaissez-vous la voie que prend un virus pour gagner d’un corps à l’autre ? Connaissez-vous, ajoute-t-il, le jeu des immunités ? Et comment les organes, les poumons, les muscles, s’affaiblissent sous la ruine de leurs cellules ? Comment l’air que vous respirez devient poison en une seule minute ? Car Théagène a tout lu et tout appris sur cette affaire. Il développe alors un cours savant, déploie toutes ses connaissances ; il nous conte le rôle fatidique de particules virales sur les tissus, et de ces terribles fantassins que sont les virions, qui, forcis de leurs capsides, lâchent le feu de l’acide ribonucléique monocaténaire et de leur trente-deux kilobases sur le cytoplasme affaibli, qui se replie et se consume avant que les anticorps eussent le temps de réagir, pour que leurs paratopes aient su reconnaître le moindre épitope. Alors, que convient-il de faire encore, qui ne soit plus impossible ? Fuir, mais où donc, vers quelle contrée encore saine, au cœur du Sahel peut-être, sous l’océan plutôt ? Ne voyez-vous donc pas ce qui vient, et cette terrible faux qui s’avance ?

Mais Théamène, à notre gauche, s’avance plus calmement et dispose un autre point de vue. Il aligne tout à coup de nouvelles troupes et les réserves qu’il déploie sont de nature à surmonter l’adversité et remporter la victoire. Il sort de sa manche un peuple de vaccins et des cohortes de défenses actives qu’il déploie sans délai. Car, nous dit-il, dans toute forme de combat, la suprématie va à celui qui connait le terrain et sait le tourner à son avantage. Il s’est personnellement entretenu avec cet illustre professeur, qui a découvert cette chose qui permet de détruire les plus farouches virus. Il nous explique avec tact et délicatesse, carte à l’appui, comment la séquence nucléotique va aisément coder une protéine identique à un agent pathogène, laquelle protéine produite directement dans les cellules par traduction de la substance contenu dans le vaccin, sera reconnue bien vite par vos immunités, qui regroupant ainsi leurs forces soudain mécanisées, vont neutraliser l’envahisseur. Ce même envahisseur, qui soudain, sans avoir vu venir cette prise à revers, se trouvera vite coupé en tous les points de ses arrières, et de la sorte asphyxié, succombera ou se rendra. Il prolonge son exposé par des dessins et des flèches, et des courbes sur un tableau mural. Il complète par une salve de statistiques très en couleur. Enfin, il se retourne vers l’assistance, victorieux. Et voilà comment par une saine tactique, et quelques ressources bien ordonnées face à l’ennemi, il sera aisé de surmonter sans retour cette situation, certes mal engagée, mais qui n’est point aussi funeste qu’on a bien voulu nous le proclamer. Puis, Théamène respire un peu, après le feu de sa démonstration, il s’assied. L’humanité est sauvée, et avec elle, notre sort à tous.

Ainsi, tout est dit. Chacun est instruit comme il se peut, et le virus ne sera pas inquiet ce soir.  Si la vérité est un remède à l’insuffisance des hommes, l’erreur n’est que chimie des mots, des postures et des idées. Regardez-les à présents, nos deux combattants, notre double expert, et voyez comme ils sont charmants, marchant d’un même pas et se donnant le bras pour aller dîner.