Dans le flot des déclinaisons romanesques du récit homérique, il n’avait pas été entrepris encore d’écrire la chute de Troie du seul point de vue des femmes. Historienne, romancière et passionnée par les mythes grecs, Nathalie Haynes n’en est pas moins journaliste. Et c’est un peu avec cet œil -là qu’elle nous emmène sur un versant discret de la guerre de Troie. A la recherche de vérités inaperçues encore.

Avec le récit homérique, les femmes sont très présentes,  aussi souvent au premier plan, qu’à demi-muettes, à l’image d’Hélène. Très peu aura été décrit de leur souffrance. Les hommes sont morts, victimes de leur violences ; les enfants aussi. Les femmes troyennes sont esclaves, c’est leur sort : accablées par un destin dans lequel elles n’ont aucune part, elles endurent et attendent. Les voici rassemblées sur la plage, couverte des cendres de la cité, ; du sang de leur peuple, de leurs époux, de leurs enfants, de leurs parents ; attendant que leurs maîtres viennent faire leur choix et les emporter comme autant de parts de butin. Mais les Grecques aussi : Pénélope, docile mais lucide, qui manigance sa survie plus qu’elle n’attend cet époux légendaire qu’elle a si peu connu. Hélène impose sa sensualité aux hommes, dont pas un n’ose la regarder en face. Iphigénie, ensanglantée avant d’avoir vécu ; Clytemnestre, figée dans sa révolte intérieure et si patiente. Mais les divinités aussi, sont femmes, et pas forcément – mais on le savait déjà -de la meilleure nature. L’explication de la pomme d’or remise par Paris à Aphrodite, contre Athéna et Héra, est savoureuse et très ironique – invention absolue de l’écrivain, là on sort du mythe récupéré, et on entre dans la littérature. Et les hommes dans cette affaire ? Les mâles, les guerriers, les glorieux…Ils ne sont pas heureux pour autant, broyés par leur destinée de héros qui ne les laissent pas vivre pour autant: ils ont tellement peur de mourir. Même Achille.

Souvent le phrasé de la narration, très fluide, est tragique bien sûr, mais en accusant des variantions plaisantes à la lecture : parfois plutôt lyrique , avec des détours de bavardage, ou de fureur rentrée ; mais toujours saisi de nostalgie, et prenant le sens du tragique comme on prend celui du vent. Ce chœur grec exclusivement femme exhale ainsi un dérangeant lamentoso, que nourrit le récit en alternance continu des personnages, à la troisième personne, ou à la première, dans toutes ces voix sonne le même timbre. Dans la douleur des mères endeuillées ou des épouses captives – Andromaque est les deux à elle seule, la plus pathétique – c’est bien une lucidité supérieure sur la condition humaine qui se dessine et laisse le lecteur songeur sitôt tournée la dernière page.

Et pourtant, ce destin qui les tourmente leur confère une force durable derrière les siècles qui passent. En quoi donc des êtres vaincus restent les invaincues ?Elles sont fières et leurs voix intérieures restent intactes. Ce sont elles qui tiennent la parole, au-delà des siècles. Elles restent, la tête droite et le regard lointain, de vivants modèles du genre humain.

 

Nathalie Haynes. Les invaincues. Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Manon Malais. Edition Michel Lafon. 412 pages.