Les cahiers d’Alceste. Le blog littéraire d’Hervé Hulin. Lettre d’information N°16.
“ Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
Les moyens d’exercer notre philosophie”
(Molière – Le Misanthrope, V,1)
Dans cette seizième lettre d’Alceste, que se passe-t-il?
Comme une brume flottante, l’imaginaire du Japon et ses habitants extraordinaires. Jacques Dupin, ou la théorie de la poésie pure. Un peu de musique – et de poésie, et de nostalgie – sous la face cachée de la lune. La symphonie pathétique, et l’aspiration au malheur, comme une vapeur qui nous entoure…
Faut-il donc parler aussi de cette méchanceté et de la haine de l’autre, qui dans un vaste élan de servitude, font tellement sociétéces jours-ci?
Donc, d’abord quelques moralités de circonstances, alors que l’esprit d’ignorance et de revanche semble emporter les suffrages.
« Le régime de l’état ainsi transformé, rien nulle part ne subsistait de l’esprit ancien; tous, oubliant la liberté, attendaient les ordres du prince, sans craindre le présent »
Tacite, Annales, Livre I, IV
Souvent, c’est ainsi. Tacite est un photographe. La ruée vers l’obéissance, pourvu qu’on ait l’ordre. On s’y croirait, regardons autour de nous. Mais d’où vient que les Français ont de nos jours, si peu de goût pour la démocratie ? Qu’ils l’ont délaissée, avec l’effort de ses exigences, pour ces fantômes: de l’ordre et encore de l’ordre, et moins d’immigration, bien sûr, cause de tout ce désordre, puisqu’on vous le dit.
Nostalgie ou énergie du Japon. Le Japon – Ja-Pon- c’est étonnant comme ce nom sonne enfantin -est une terre rêveuse en toute circonstance, que l’intensité vivante de ses villes ne sait effacer. On y est saisi de l’esprit d’ordre et de calme, qui irrigue positivement toute la société et lui imprime un esprit de sourire jusque dans ses détails oubliés. La politesse n’y est pas une convention de société; mais une exigence d’humanité sur laquelle se construit tout l’édifice des relations humaines. Tout n’y est pas luxe, mais calme et volupté, d’une certaine façon. En tout cas, tout y est propre, tout y est en place, apprêté avec gentillesse, et voilà une belle signature de civilisation. Une société sans animosité est donc possible.
Ce qui doit nous épater, et nous laisser quelque enseignement, c’est ce goût de la contemplation. La fleur qui orne un vieux mur et le passant qui se presse vers le sanctuaire répondent de concert à ce même impératif. Les jardins, là-bas, ne sont pas conçus pour la promenade; mais pour la seule contemplation. On en voit même qu’on ne peut approcher, immaculés derrière une large vitre. Le beau est à disposition du regard, et non l’inverse.
Du roman japonais. A propos de regard…De cette étrange nation – que personne ne le prenne mal – on reconnaît surtout la poésie, et sa traduction alchimique de l’intimité par le biais de la miniature (Haikus et Tankas).Et pourtant…Dans la littérature japonaise, le roman est un phénomène récent; en gros, le début du XXe siècle. D’emblée, c’est la facture occidentale qui est adoptée. Soseki sera un des premiers ; puis viendront d’autres, dont on retiendra Fukunaga (La fleur de l’herbe), Ooka (La dame de Musashino) ou encore Nakamura (L’été). Pourquoi citer ces noms, plutôt que Tanizaki, ou Kawabata, au génie supérieur ? Les trois précédents se sont nourris du roman français, traducteurs dès la première moitié de leur siècle, de Nerval, Stendhal, Flaubert, Proust. Dans un contexte d’appétence puissante des lecteurs nippons pour la littérature occidentale de roman, et française en particulier. Ils y ont saisi et cristallisé ce balancement continu de l’intériorité vers la société où se fonde le mystère de la littérature. Car là-bas, tout est ainsi : une palpitation de l’intime, éclairée d’un horizon intérieure où se nouent les sentiments sans jamais se libérer au grand jour. L’écriture imprime plus qu’elle n’exprime. Merveilleux, comme la beauté des mots se joue de la distance des océans, des îles et des langues.
Jacques Dupin. Le corps clairvoyant.
“L’immobilité devenue
Un voyage pur et tranchant”
(Saccades)
Aura-t-on déjà pu recevoir une telle densité de sens et de parole en si peu? Une telle invention en si peu de mots ? Dupin est savant, un savant Faustien qui ne se contente jamais de ce qu’il sait et va chercher plus loin des vérités nouvelles, prêt à toute sorte d’invention à cette fin. Son verbe est à la fois noué et fluide, au service d’une forme de micro-narration exclusivement poétique. «Le corps clairvoyant » est un livre qui vous capte, qu’on emmène avec soi et qui ne vous quitte pas. Un de ces livres-compagnons, qui sont les plus précieux des livres.
« J’extrais demain
L’oubli persistant d’une rose »
(Proximité du murmure )
Ici, c’est la micro-éruption d’une sorte de haiku (décidément, le Japon…) qui soulève la grâce du paradoxe. Dupin déclarait – je ne sais plus où, désolé- que la poésie procédait « d’une demande incessante de vérité ».
« Dans la nuit ravinée reconstruire sa danse
Le geste de la forêt
A la brisure du récit l’abandon de la vague
A son comble décimée
Quand plonge l’oiseau de mer, le vérificateur des marées
Il plonge
Dans ce qui s’écrit, sasn elle,
Par un saccage sans mesure
Et le feu dont elle est l’enfance (…)
Rien qui ne nous sépare mieux
Et brûle plus clair
Il plonge, J’écris
Elle efface à grande eau matinale
Le savoir qu’une nuit ravinée
Avait imprimée sur ses reins
Étant ici venue pour trahir
N’étant qu’une lame d’air
Dans l’air
Affilée »
(Le lacet)
On admirera avec un réel plaisir de lecture la sinuosité du sens. Mais quel sens, direz-vous, dans cet écheveau de mots et d’image ? Pas évident, c’est sûr…Relisez bien ; ce n’est que la construction du poème, dite de l’intérieur. C’est un grand du siècle, Dupin, un peu dans l’ombre de Char et Bonnefoy. Mais il a son langage.
“Lire l’Ukraine.” C’est une initiative de l’Institut Ukrainien, qui a créé ce site ce site pour faire connaître la littérature ukrainienne et ses auteurs.On ira s’y promener, et peut-être acheter de la lecture pour penser à ce peuple en guerre – qui a le goût de la démocratie, qui continue à écrire des livres pendant qu’un autre peuple, qui lui, ne l’a jamais eu, a pour projet de la détruire et lui faire payer ce goût. Allons-y: https://fr.ui.org.ua/lire-lukraine
Nostalgie sur la face cachée de la lune. Roger Waters aura beaucoup compté pour certains de ma génération, mais il vieillit mal ; parfois, ça arrive aux rock star…Le voici qui réenregistre Dark Side of The Moon. Cinquante ans après. Et pourquoi donc ? Parce que, dit-il (un entretien dans Rolling Stone il y a quelques mois) c’est lui qui à l’époque (donc 1973) a tout fait, tout écrit, tout composé et il est temps de le dire gna gna gna. Les autres ne comptèrent pour rien (les autres, c’est-à-dire, Pink Floyd tout entier, excusez du peu). Dévasté qu’il est par son ego douloureux, personne ne le croit. Alors, ce Dark Side remanié, que vaut-il donc ? Serait-il donc infiniment supérieur à la version légendaire que nous avons tous vénérée? Je ne sais plus quelle revue avait estimée qu’un foyer sur cinq dans l’hémisphère Nord possédait au moins un exemplaire de DSOTM. C’est dire…Et bien non, c’est un peu pauvre, un beau son, des harmonies séduisantes, mais musicalement faible. Rien que la voix traînante, qui ne chante plus, d’un vieil homme qui effleure des sons magnifiques. Or, dans les textes rajoutés, qui hantent toute la durée de l’écoute, il y a de belles choses. On y(re)trouve cela:
« The memories of a man in his old age
Are the deeds of a man in his prime
For life is a short warm moment
And the death is a long and cold rest (…)
And everyone still on the run”
On comprend mieux. Ce sont des paroles d’une ancienne chanson (Obscured by clouds, 1972) qu’il nous ressert ici, le vieux Roger, mais en mode parlé sur le célèbre battement cardiaque de Speak to me. On devient indulgent pour ce vieil homme qui eut naguère, on peut le dire, du génie. Face à la mort, un regard en arrière et voilà tout. La nostalgie d’un autre temps, comme s’il était possible de réenregistrer le passé pour le redessiner, pour revenir en arrière. Ah… La nostalgie, comme ce serait doux de ne la savourer que lorsqu’on est jeune. La face cachée de la lune, c’est peut-être cela: dissimulés au soleil, les regrets de ce qui aurait pu être dans la jeunesse, et ne l’a pas été.
La symphonie pathétique, et l’agonie de la République. Quel rapport?
Nous sommes toujours fascinés par le désastre et son harmonie en clair-obscur. L’ultime symphonie de Tchaïkovski est tellement populaire, surjouée et sur enregistrée; elle est sans doute, la musique du malheur d’une âme en laquelle chacun peut se reconnaître. Le désastre, nous le fixons, immobile et voluptueux, comme captés par la spirale de l’eau qui se vide au fonds du lavabo. Ils vont voter de concert, les humiliés et offensés, dont la vie est confisquée par le caprice du capital. L’instruction qui leur a été refusée, ou qui les a dépassés, laisse une plaie béante d’où suinte une fureur rentrée qui les magnétise vers l’abîme.
Les indignés auront toujours des raisons de s’indigner, les pauvres de contester leur pauvreté, les opprimés d’être opprimés. Mais il y a de nos jours et sous leur atmosphère opaque, tant de rancœurs et mauvais penchants, qu’il faudra bien trouver des coupables en France au malheurs des uns. Ne nous leurrons pas ; ces coupables seront toujours les mêmes, n’est-ce pas ? Ceux-là y verront une revanche dont l’esprit furieux depuis si longtemps a tout balayé de l’esprit de tolérance, et du goût de l’humanité. Ils sont devenus méchants. Ils en sont pathétiques.
Pourtant, rien, dans les lois qui s’annoncent, ne va en leur faveur. Ce sera du malheur, encore et encore; malheur des âmes déçues et coupables, mais aussi, malheur à celui qui bientôt, n’aura pas la peau ou les cheveux qui conviennent à l’ordre nouveau de ces vainqueurs, celui qui rasera les murs dans la rue, qui devra taire sa prière, ou son accent vocal. Ils ont voté, ils voteront encore. Voulue par le peuple, voici venue la fin de la République, une fin qui passe comme le souffle de l’adagio lamentoso qui conclut, fusionné dans le silence, la Symphonie Pathétique. Pour mémoire, on se souviendra que Tchaïkovski s’est suicidé – un simple verre d’eau corrompue des germes du choléra – sitôt achevé son chef d’œuvre.
Allons, cessons-là cette plainte; voici une citation plus heureuse et tournée vers l’espérance, il nous en faut.
“Dans la nuit noire
Tôt ou tard Va briller un espoir
Et germer ta victoire.”
(Françoise Hardy, Contre vents et marées)
Quelle douceur, ces mots glissent comme naguère la soie de sa voix…Je pense à vous, Alceste, et votre penchant final pour le désert. Molière avait compris la folie de ce monde, si fiévreuse, et pourtant si inspirante. J’ai commis cela il y a quelques temps déjà:
“Je suis las des foules et du cri des cités,
Des savoirs et des pleurs, du fracas des empires !
Rongé par sa gloire, ce vieux monde excité
M’est lointain comme un soir dont la rougeur expire…”
Départ (Envie d’Alceste)
Ah… Relisez donc le poème en entier. mis en ligne l’année dernière. Partir pour échapper au monde. Mais où? Un désert, n’importe où, avec des fleurs, si possible.
Un éclair de maître, pour finir:
“Rien qui m’appartienne
Sinon la paix du coeur
Et la fraîcheur de l’herbe”
Issa Kobayashi
Allez, ne faiblissons pas, et croyons fervemment à la littérature amateure.
En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous. A bientôt, si on nous le permet encore.
Les Cahiers d’Alceste,
Et n’oubliez pas vos bienveillants commentaires…
©hervehulin2024