Lettre d’information N °18. Novembre 2024.

Le monde est une chose étrange et fragile. Ceux qui auront parcouru la précédente Lettre se souviendront peut-être de la citation d’Issa qui en faisait conclusion. Une société libre, par exemple, ça s’effondre très vite.Ne s’en dresse plus que les antiques colonnades, comme du temple de Minerve à Timgad  désertée.

On se souviendra de notre temps – si et seulement si l’histoire perdure – comme celui où les peuples qui avaient le privilège du choix de leur sort calcinaient avec plaisir et fureur ce privilège, pour dessiner leur propre ruine; ils choisissaient des présidents fous, consumaient le climat de la terre par vanité, nourrissaient la détestation primaire de l’autre qui ne leur ressemble pas assez. Ils méprisèrent leur démocratie et leur liberté, dira-t-on, ils oublièrent leur fragilité. Ils détruisirent leur aptitude à vivre unis, par simple paresse, et par laisser-aller.

Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines.Ce sentiment tient à la fragilité de notre naturel une conformité secrète entre ces monument détruits et la rapidité de notre existence”. (F.R. De Chateaubriand, in “Génie du Christianisme”)

Méditons, méditons…Il n’est jamais trop tard.

Dans cette dix-huitième lettre des “Cahiers”, les romans inachevés sont-ils un genre littéraire à part entière? Un beau moment de partage autour de la fête du livre au Mans; Rimbaud – ah, encore lui -et un beau et fort discours Nobel; de l’utilité de l’ atelier d’écriture encore et encore.

Jeune gens le temps est devant vous comme un cheval échappé
qui la saisit à la crinière entre ses genoux qui le dompte
n’entend désormais que le bruit des fers de la bête qu’il monte
Trop à ce combat nouveau pour songer au bout de l’équipée

Louis Aragon. “La beauté du diable” (in Le roman Inachevé).

C’est musical, Aragon, ça file tout seul à la lecture, un parfait composé d’émotion et de forme. Avec ces étonnants vers longs, de seize pieds. Mais ce roman inachevé qui titre ce formidable recueil (1956), ce n’est que la vie, comme un chemin de pierre sur l’eau qui dort, et voilà tout.

Des romans inachevés. On pourrait imaginer que dans cette sphère étrange qu’est la littérature, le roman inachevé est un genre en soi. Je me souviens de ma déception de lecteur, quand, lisant “Le Rose et le Vert”, et  arrivant aux dernières pages, je me demandais bien de quelle façon Stendhal allait dénouer l’intrigue; je découvris alors que Stendhal n’avait rien terminé, et qu’il me faudrait ainsi rester insatisfait pour l’éternité. Même effet de ressac, cet été, quand après m’être avalé les mille deux cents pages de “2666″, je compris que cet ouvrage – surestimé, et trop vite affublé du terme épiphyte de “roman culte” – n’était même pas achevé, lui non plus. Tout ça pour ça. Roberto Bolano aurait été moins disert et dégressif, il l’aurait terminé, son pensum, et conclu l’écriture de son enquête criminelle hypertrophiée. “Pétrole”, également de Pasolini, mais de celui-ci je n’ai pas poursuivi la lecture, au motif de son incompréhensibilité – malgré une invention d’écriture incroyable.
Il y a toujours ce sentiment d’insatisfaction de l’œuvre inachevée, surtout quand la trame est serrée, bien soutenue et voilà, tout d’un coup, on se trouve au bord du vide et on en restera là, car l’écrivain est fatigué, ou mort, ou simplement facétieux. On continue ainsi sa vie de lecteur avec un suspens intime, qui, pourtant, vous  laisse un flottement inaltérable. On peut s’imaginer, avec hardiesse, continuer l’oeuvre jusqu’à son terme. Mais on ne le fera jamais. Car c’est toujours très accompli, un roman inachevé, avec une traînée de mystère qui s’étire une fois atteinte la dernière page.
De Christian Bobin, ceci qui tombe à pic:”L’inachevé, l’incomplétude, seraient essentiels à toute perfection” (in “Souveraineté du vide”)…C’est vrai…C’est parfait, et donne une idée d’infini, l’inachevé. Le seul roman inachevé qui vous imprime, par sa perfection, une impression de finition palpable, c’est “Les Âmes Mortes”. On ne sait pas comment l’histoire finira – Gogol le savait-il ? -, et quel sera le sort de  Tchichikov; mais peu importe pour cette fois, car comme dans tous les grands roman, tout semble dit dès la première page. Point final.
Fête (Faites) du livre. Au Mans, chaque année, on fête le livre et la lecture (https://www.faiteslire.fr): ça vaut le détour. C’est souvent galvaudé, les manifestations de province autour du livre, car elles se ressemblent toutes. Mais toujours ce mérite de diffuser une forme de culte de la lecture, et une proximité physique avec l’univers de l’écrit.
On se perd avec plaisir dans ce foisonnement d’étalages, de rayonnages, bref, de partage, à tout va, des conférences, entretiens, dédicaces. Tout un monde qui ouvre les bras, ça se  bouscule dans les travées, toute une foule tâtonne auprès des tables, et pourtant, ils sont là, les auteurs, étonnamment disponibles à leurs lecteurs.
On aura ainsi pu discuter avec Kamel Daoud -on parle de l’Algérie -, ou Pierre Assouline – on parle des “trucs” des écrivains -. On va entre les piles de livres, on croise Pennac ou Zeniter, et on repart avec des titres et des volumes qu’on avait jamais crus acheter. Et puis il y a l’odeur, irremplaçable, du papier imprimé chargé d’encre. Et ça, ça, c’est la fragrance de la vie, avant celle des fleurs.
J’ai bien aimé cet amoureux désordre, qui ne cesse jamais quand il s’agit de lire.
L’oeuvre vie de Rimbaud. Ce foisonnement se prolonge dans les rues envahies de bouquinistes. On y trouve de tout c’est à dire pas grand chose, comme en toute flânerie. Et puis, soudain, un éclair, et on tombe sur ce qu’on ne cherchait plus.
C’est ainsi que j’ai -enfin- trouvé “L’oeuvre-vie” d’Alain Borer, inexplicablement plus édité depuis des lustres. On aime trouver l’introuvable; pourtant, c’est le seul – à ma faible connaissance-a dérouler la vie et l’oeuvre complète emmêlées savamment . Mais de l’oeuvre et de la vie de ce poète-éclair, y a t-il une différence? Tout en lui est une somme de mouvement, d’élan, et d’abandon, de sorte que l’oeuvre et la vie ne sont qu’une. Le principe, ainsi mené à son terme par Borer, n’aura jamais été repris sur un autre auteur. Imaginer, la biographie de Proust éditée au fil de son oeuvre. Qui donc est volontaire?
C’est un livre rare, dans tous les sens, qui vous donne comme un étrange soulagement de le posséder. On ne sait jamais tout bien sûr, et  il est doux d’être surpris encore – à un âge plutôt mûr par l’esprit de découverte. Et Rimbaud, jeune homme éternel, se prête au vertige, non fixé, de la découverte perpétuelle.
Les ateliers pour écrire. Faut-il donc recevoir des consignes pour faire progresser sa propre pratique de l’écriture? Sans doute, selon moi, est-ce un facteur de progrès. A défaut de talent…Récemment, j’ai suivi celui que proposait Louise Browaeys, sur l’écriture fragmentaire. C’est surtout ce concept que je retiendrai, plus que la notion initiale de livre cabane, qui en faisait le cadre, qui me semble plus flottant. Une des difficultés d’écrire n’est pas selon moi, dans l’invention; mais bien plutôt dans l’effort de continuité qui achemine la pensée vers l’aboutissement. Dans La reverdie qu’elle a publié il y a quelques années, Louise soutient un récit en fragmentaire qui montre une expression de l’intimité -une forme de résilience et de progression sentimentale  de la narratrice- maillée avec les thèmes sociaux qui nous saisissent: le climat, l’environnement, le féminisme, le progrès etc. c’est plus le petit espace entre chaque séquence que la trame d’ensemble, imperceptible, qui assure la connivence entre le lecteur et l’auteur. Lisez La Reverdie, c’est finalement un simple chant humaniste.
Mais dirons nous, de ce mot étrange, quel est le sens? De sa polysémie, retenons la principale  signification: dans la poésie lyrique du Moyen-Âge, c’est une chanson célébrant le renouveau printanier, et les sentiments de gaieté qui lui sont associés. Cet atelier fut un moment agréable, voilà l’essentiel, malgré le distanciel.
Kazuo Ishiguro. Conférence du Nobel. Ishiguro a reçu le Prix Nobel en 2017. C’est un écrivain britannique, qui a toujours écrit en anglais, jamais en japonais. Mais de ce texte lumineux d’intelligence littéraire, il interroge la question des origines; enfant japonais, arrivé très tôt en Angleterre, il est encore surpris, des années après, à ce stade de sa vie, par l’étrange facilité avec la quelle s’est jouée son intégration dans cette société si différente. Simplement, s’il n’avait pas été étranger sur une autre terre, jamais il n’aurait été l’écrivain immense qu’il est devenu. CQFD. A l’heure où tant de politiciens et de démagogues de toute part nous matraquent sans relâche de leurs obsessions de l’identité, de l’étranger, de l’immigré, dont ils font le diapason de toute forme de réflexion sociétale, de cette cacophonie abrutissante, Ishiguro donne un autre la. Celui de céder à la tentation de l’universel, ce qui est toujours gagnant.

Quoi de neuf, sur les “Cahiers”? plusieurs textes mis en ligne sur “Les Cahiers” récemment. Enfin, l’intégrale de mon florilège de lectures que j’avais déjà publié de façon fragmentaire, siècle par siècle, l’année dernière. A lire d’une traite, pour ceux qui aiment lire. Quelques nouveaux caractères, qui traitent de la sincérité; je sais ce qu’on va dire; il faudrait changer la ligne…Certes. Bon.Voilà. A suivre. Commencée, aussi, la publication des “Leçons de paysages”, dont quelques moments avaient déjà été livrés, peu ou prou remaniés sur un format plus étroit. Et à venir très vite, le florilège de littérature africaine qui vous était promis.Sous presse, dira-t-on.

Donc, reprenons…

Celui croit pouvoir mesurer le temps avec les saisons
Est un vieillard déjà qui ne sait regarder qu’en arrière
On, se perd à ces changements comme la roue et la poussière
Le feuillage à chaque printemps revient nous cacher l’horizon

C’est Aragon, juste la suite du quatrain au début de cette Lettre.

Pour finir et espérer, une sorte de trophée car ils ne l’ont pas tous vus, ceux qui en ont cherché l’image. Capricieux, il se cache souvent, comme un roi secret des nuages. Il a fallu aller le chercher avec douceur. Il vous donnera la sérénité. Ils eu ce matin-là une façon discrète, mais éblouissante de bien vouloir nous apparaître. La beauté devrait toujours être ainsi: libre de se dévoiler, lointaine et bleuie d’espérance. C’est le Fuji.


C’est une belle image. Qu’elle vous inspire de douces pensées. Les belles images sont une fin en soi.

 

Allez, ne faiblissons pas, et croyons fervemment à la littérature amateure.

En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous.

Les Cahiers d’Alceste,

Et n’oubliez pas vos bienveillants commentaires…

hervehulin6@gmail.com