Lettre N°9. année nouvelle, pertinence des titres, poésie britannique, nature morte et démocratie…
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Et voici, encore une qui arrive, ou qui s’en va, selon l’humeur qu’on en aura. L’idée même du Nouvel an porte une charge poétique : cette manière si sensible de vivre le changement d’année – qui en soi, d’un point de vue physique ou intellectuel n’est rien- trace une constante dans les relations que notre humanité élémentaire entretient avec le cours irréversible de la vie. Au Japon, le nouvel an conserve toute la force émotionnelle de la mort du passé et du commencement d’une vie à venir. Il est à lui seul une des cinq saisons poétiques, la plus fugitive.
Rutilance de l’aube. Il se lève le printemps
La superbe des eaux. Du vieil hiver au nouvel an
Brumes de l’an nouveau. Cinq mesures de riz.
(Onitsura) (Bashô)
Souhaitons-nous en 2023 rien qu’un léger, très léger, ralentissement de ce temps qui nous est imparti.
Du titre sur les textes courts. Il est parfois plus facile d’écrire un texte bref (genre… au hasard, ” caractères”) que d’en fixer un titre. Pourquoi titrer chacun des « Caractères ?” Il faut bien admettre que ça n’apporte pas grand-chose à la portée des mots, si ce n’est une sorte de mercatique facile. Cela fait moderne, plus en tout cas qu’un emprunt de chiffre romain. Un titre a vocation à appeler un je ne sais quoi chez le lecteur, dont l’esprit un peu errant va palpiter trois secondes avant de décider si on lit ou pas. Pour parler contemporain, assurer une connexion. L’inspiration de mes titres, à la relecture, ne semble pas toujours pertinente. Donc, je mettrai dorénavant moins de titre, et plus de chiffres romains. Mieux vaut un bon chiffre qu’un terne titre…
Poésie. “L’île rebelle”. Une curiosité amusante chez “Poésie Gallimard” que cette anthologie de poésie britannique contemporaine (“au tournant du XXIè siècle” nous dit la couverture). Notez bien le “britannique “et non “anglaise“. Et surtitre édifiant : “L’île rebelle”…Même si ce peuple a pour travers, au cours des siècles, semble-t-il de notre côté de la manche, d’avoir eu comme ressort de son existence de nuire au nôtre depuis quinze siècles, on peut lui reconnaître des qualités- notamment le fait d’avoir dix fois plus d’ornithologues licenciés que de chasseurs, mais ceci nous éloigne du sujet- et aussi quelques-unes dédiées à la poésie.
Au cœur du froid
S’enfonce la ligne que tu traces
A la surface de l’étang
La nuit est son propre climat
Le silence gante
Glace et roseaux
Patineuse (Fiona Simpson).
Il y a dans la langue anglaise une plasticité qui, facilitant l’invention et l’association des termes, font du trope un jeu d’enfant. C’est une belle langue (l’anthologie en question est bilingue), si elle est bien prononcée, aisée pour la poésie. Autant que l’italien, moins que le français ou le latin. Mais elle a cette particularité, quand bien même on la comprend très peu – c’est mon cas- que sa fluidité induit une partie du sens. Elle se prête au vers libre, qui domine dans cette anthologie. De là à dire qu’elle est par essence rebelle : non. Mais c’est peut-être ce que donne le mieux l’esprit de ces poèmes, pour la plupart de facture assez longue : un conformisme enraciné, mais toujours en agacement contre lui-même. On s’y promène comme dans la campagne anglaise, au gré du discours des cinquante auteurs des vingt premières années de ce siècle. C’est parfois un peu froid, comme nonchalant, mais avec une odeur d’herbe mouillé, rarement expansif, souvent didactique et très descriptif. Britannique. Belle alchimie de poésie blanche. Sacrée Ilion…
Il s’avère que ce que l’on pensait être l’âme
Est principalement un son
Non pas chanson mais souvenir d’oiseaux
Ou eau courante
La Brière (John Burnside)
Poésie encore : cet opuscule raffiné de Sasha Thomas, “Eaux et Carêmes” aux éditions du Cygne. Trouvailles verbales tout en couleurs pastel, aux tours parfois cruels, serrés dans une écriture aux fulgurances inspirées. A lire : ça vous prendra moins d’une heure, mais vous imprégnera bien longtemps.
Chut !
Écoute l’écho de ton pas danser sur l’onde
Cime éperdue où
Je m’affaissais
Tandis que révolue déjà
Tu la chantais encore
Serre-moi enfant de la promesse !
Au creux de ta main, au clair de ton sein,
Je verrai-bien-
(Corde patrem)
Belle invention ! et autrement, ça aussi, c’est pas mal :
Danse mon amour ! Les étoiles ont coulé, les mains tachées de leur or, je vends ton sel et je négocie ta courbe
Un million le rouge baiser, cent millions l’accroche cœur de (Notre éternité)
(Ordupgaard)
Opinions de lecture. En collaboration avec un ami de très longue date, je vous gratifie dans quelques temps (jours, semaines ? ça prendra le temps qu’il faudra) d’une compilation des livres que je n’oublierais jamais. Soit une Nième liste des “cent (ou deux cents) livres à lire avant de vieillir, de mourir, d’entrer dans les ordres,” ce que vous voulez…C’est assez commun, je le concède, mais toujours stimulant. D’abord, ce genre d’exercice permet de se reconnaître soi-même dans une forêt de lectures à travers les années ; à condition d’avoir atteint une bonne ancienneté de lecteur, évidemment ; on n’imagine pas un freluquet de trente ans édicter aux autres : “voilà les 100 livres à lire avant de mourir, et prenez-en de la graine, bandes de sagouins” etc.). Ensuite, c’est l’occasion de partager cet acquis, et ce que ces lectures ont laissé de sable fin dans le flot qui passe. Je vous produirai donc une liste – longue- des livres qui m’ont imprimé quelque chose et laissé l’envie d’en infuser le souvenir. Et enfin, cette pratique active toujours chez l’autre le besoin de se positionner, et revoir ou perfectionner sa propre pratique de la lecture (“tiens, moi je n’aurais pas mis ça, mais plutôt ceci. Et pourquoi d’ailleurs etc”)
A l’heure des réseaux si peu sociaux, et des phrases de huit mots maxi qui font la norme, posons-nous un peu, comme dans un jardinet discret, sur le plaisir d’être encore lecteur.
Des choses et toutes sortes d’elles-mêmes. N’oubliez pas d’aller au Louvre vous ravir de la très belle exposition sur “Les choses. une histoire de la nature morte“. La vie intime des objets dans l’aura esthétique que nous leur confions y est bien plus visible que leur nature, qui n’est souvent pas morte du tout. Un trait de lumière, une couleur de rappel, une ligne semi-visible qu’on avait d’abord ignorée, et voilà tout le trésor qui fait de la contemplation des choses un moment d’émotion. C’est jusqu’au 23 janvier, ne traînez donc pas.
Déclin de la démocratie. Pour finir, sur une note assombrie, cette chronique récente (« Le Monde », 21 décembre) de Gille Paris. « Le nombre de démocraties libérales, estimé à seulement 34, n’a jamais été aussi bas depuis 1995 ».
Il est vrai que dans une part importante de l’opinion, la démocratie devient suspecte : trop conformiste, trop bien-pensante, trop lisse. Trop habituelle, peut-être (?). Ennuyeuse, carrément ? Dites dans un dîner en ville que vous êtes avant tout démocrate, vous passerez pour archaïque. Faites le test, vous verrez. Combien de temps, encore, avant la dictature ? car ne nous leurrons pas : entre démocratie et dictature, il n’y a rien. Faites attention, jeunes gens…
Mais sourions au temps qui vient. Engageons donc cette nouvelle année le cœur aussi haut que possible, et concluons donc cette neuvième lettre avec un trait d’intelligence claire :
“Je ne prendrai pas de calendrier cette année, car j’ai été très mécontent de celui de l’année dernière”
( Alphonse Allais.)
Imparable, cher Alphonse.
Bonne année à tous les lecteurs d'”Alceste“, présents ou encore à venir. Ne désespérons pas du genre humain (je sais, ça devient dur) et vive la littérature (amateure)
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Et n’oubliez pas vos bienveillants commentaires… Vous les méritez bien…
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