Les Cahiers d’Alceste. Le blog de littérature amateure, contemplative, et misanthropique d’Hervé Hulin ;
“J’aimerais être capable de suivre du regard le tracé d’un papillon qui virevolte au-dessus d’un buisson de lavande (…), rester immobile, en paix, avec le papillon, est au-dessus de mes forces. Quel est l’usage le plus juste du temps ? Celui qui nous convient, celui qui allume le bonheur en nous. “
Yannick Haenel. ” Le tracé du papillon, “In Charlie Hebdo” N° 1619.
A l’ordre du jour de cette douzième lettre ? Le florilège des lectures d’Alceste et des cent cinquante (ou plus) livres à lire pour se sentir moins vide ; les femmes poètes prennent la tête ; et à quoi bon écrire ou inventer le beau dans ce monde pourrissant ? Et aussi, de la vertu des éléphants.
Cent-cinquante livres (au moins) pour vivre un peu mieux etc. On y arrive, bientôt achevé. Que pensez-vous, ami lecteur si occasionnel, de mon panthéon littéraire personnel ? Ceux qui ont la curiosité de consulter le site des « Cahiers » auront vu que le parcours touche à sa fin, puisque j’ai mis en ligne il y a quelques semaines le volet (monumental) du XXe siècle. Quelle époque, comme disait l’autre, que ce fabuleux siècle de littérature !
On n’aura pas toujours saisi à quel point ce siècle en effet a été foisonnant. Ce fut le temps d’une mondialisation sans limite de la littérature, et l’avènement définitif du roman comme axe central de la création, et au delà, comme langage universel. Sélectionner – uniquement dans mes seules lectures – une cinquantaine de livres dans cette forêt aura été une gageure tortueuse. Un cortège de géants. On commence avec Soseki et London. Proust, Aragon, Joyce, Kafka. Et connaissez vous Ashebe, Isegawa et Numa? Allez voir, donc, ne restez pas là…
Ce ne sera pas le dernier volet; je vous promets un florilège pour le XXIe, mais pas avant la rentrée. D’autant plus que je vois déjà pointer de nécessaires mises à jour sur les volets déjà publiés. Eh oui, la lecture, ça ne s’arrête pas…
« Ai-je été un homme ou un crétin ? » s’interrogeait Saül Bellow sur son lit de mort. Si, dans quelques décennies probables, les livres, les bibliothèques, et les écrivains ont disparu, dévorés par les nouvelles morales et les réseaux sociaux, au moins, dans ce silence nouveau, j’aurais écrit cela, quelques-uns l’auront lu, nous aurons partagé.
Poésie vivante et palpitante. Sasha Thomas, dont je vous avais invités à apprécier le recueil « Eaux et carêmes», a organisé une lecture semi-publique – parterre d’auditeurs choisis – le 10 juin dernier au café « L’Écritoire » (Paris 5e). Beau moment de partage, inauguré par un « orage » poétique (traduction : lecture à plusieurs voix d’un texte, en mode non simultané). Et j’y ai même entendu ma voix, sur de jolis mots («…Les langues déforment le rideau liquide/ Le chant convoque l’orage et force la main des tempêtes/ A soulever la noce » – in “Noce” pp 5 et s).
La poésie à voix haute est différente de celle qu’on lit d’une voix intérieure: elle captive et sonne.
Heureux aussi d’avoir retrouvé au Marché de la Poésie le lendemain, Marilyne Chaumont, pour la dédicace de son si beau recueil « Dans l’épaisse forêt des jours » (Ed. L’Arbre). C’est aérien, ocellé de contre-jours comme un sous-bois, toujours écrit dans la grâce. Parfois, un air de Verlaine :
Il y a dans mon cœur
Et depuis si longtemps
Un poème qui meurt
Sous le cri des passants
Il cogne dans mon cœur
Depuis l’éternité
Ce poème qui pleure
Depuis l’éternité
(Le mendiant)
J’adore ceci, également :
Les larmes sont gelées pendant que l’or des branches
Agite un carillon grelottant de lumière
Hier il a neigé les figues étaient blanches
Sans savoir tu défais le lange de ta mère
(Le bâillon)
Et parfois, le recueil s’assombrit d’une douleur résurgente :
L’horloge sonne-t-elle ? Je l’ignore
Je pense à mon enfant qui s’est perdu
Aux joues rouge sang du lavoir
(Le lavoir)
Lydie Dattias, enfin. « J’aimerais mieux mourir que de douter des anges » : poésie absolue de ce vers. De Lydie Dattias, j’ignorais jusque-là l’œuvre et l’existence. « Le livre des anges » (Coll. Poésie Gallimard) notamment, rayonne d’une écriture fébrile et cérébrale, nourrie de répétitions et d’enchâssements qui évoque un peu Péguy. Chaque vers est phrase complète, et le texte prend un effet de stances délicat, parfois à la limite de l’hypnotique.
Mon sang est un vitrail illustré par l’azur
Les lys blancs se pressaient autour de ma pensée
Et mon âme trempée dans le sang de l’azur
Plus tendre que la nuit au cœur du lilas blanc
Mon cœur martyrisé par sa propre douceur.
(Mon sang est un vitrail)
C’est très intérieur, et d’une beauté pudique.
Sasha, Marilyne, Lydie… Comme le clamait un ancien poète décalé du XXe siècle, Jean-Marc Reiser : « Vive les femmes !».
La fin de l’Oeuvre et le silence. Xavier Dolan, à qui beaucoup de connaisseurs et cinéphiles prêtent du génie, a annoncé récemment son souhait de cesser de faire du cinéma. Dolan ne voit plus de sens dans l’acte de créer. “Je ne comprends pas à quoi ça sert de s’efforcer à raconter des histoires pendant que le monde s’écroule autour de nous. L’art est inutile, et se consacrer au cinéma une perte de temps”. Voilà qui est tranché.
C’est LA question, même si toute forme d’art ne “sert” à rien : à quoi bon produire quelque chose de beau, quand l’effondrement du monde rend vain l’idée même d’une humanité ? Est-ce donc le beau qui donne du sens au Monde, ou le Monde au beau ? Je n’en sais rien.
Rimbaud eut tout réglé de cette affaire avant d’avoir vingt ans. Sibelius taira sa musique – sauf quelques murmures- plus de trente ans avant sa mort. Toujours, nous rêvons d’accomplissement, de merveilles et de poèmes, d’inventions de toute sorte qui vont sortir les hommes de leur torpeur facile, et apaiser leur médiocrité.Et puis un jour vient qui pose cette question fatale: pourquoi accomplir cela, encore et encore? Ce n’est pas le talent, réel ou espéré, qui fera la réponse. C’est bien le sens de cette activité étrange. Pourquoi donc, quand l’humain reste incapable de civilisation durable? A quoi bon, à quoi bon donc?
Ah… l’envie d’un vaste désert et son repli loin du monde.Mais plus le monde s’enlaidit de la folie des hommes, plus il faut y injecter de belles choses, comme une infinitésimale pénicilline. Les mots, les notes, les couleurs, si cela est bien choisi, la recherche permanente du lieu et de la formule, suffisent à donner du sens à cette fragile existence. Car “Vivre affligé, tel est notre seul destin” (Homère- Iliade, XXIV) .
N’aspirons jamais au repos sur l’envie de beauté qui nous saisit et nous rend humains.
Le mystère du 45 rue de la Folie-Méricourt. Je passe souvent devant cette adresse étrange et ses curieuses enseignes. Les termes en sont ainsi choisis pour étonner. Quel est ce lieu, de quel mystère est-il consacré?
Le passant est interpellé, il va s’interroger, et prendre le mot « poésie » en pleine face. Le but est celui-là, imprimer l’idée de poésie – idée simple, somme toute -dans le pas d’un quotidien qui va.
Les métiers affichés valent le détour. Les noms évoquent une bande dessinée, journal “Spirou” ou du genre… Amusant. Un jour peut-être pousserai-je la porte du 45 rue de la Folie-Méricourt. Mais ne perdra-t-on pas, une fois l’inconnu transgressé, un peu de l’éclat poétique ainsi inventé sur la rue ?
L’Ombre qui vient. Edwy Plenel, a publié récemment un sonore « Appel à la vigilance : face à l’extrême-droite». Que nous est-il arrivé, interroge-t-il ? Les obsessions de l’extrême droite occupent dans le champs médiatique la même place dominante que celles d’extrême gauche dans les années soixante-dix. Elles sont à l’offensive, ont envahi la société en toute facilité, et devenues le centre de gravité du médiatique. Peu de voix s’élèvent pour mettre les justes mots sur la situation. On ne dit plus fasciste, ni raciste, ni xénophobes pour désigner ces gens-là qui n’ont plus de limite ; ce qui était obscène il y a vingt ans est désormais le langage courant de ces gens-là. Il faut dire patriote, identitaire, illibéral etc.
Edwy Plenel a le mérite de replacer le sujet et de remettre à l’équerre le sens des choses. Il dit les mots. Ces gens-là sont des fascistes, sont des racistes. Ce sont des méchants et des mauvais : ces gens-là considèrent que tous les hommes ne se valent pas et n’ont pas les mêmes droits. Lisons, relisons cet excellent petit livre, animé d’une écriture efficace et vive. Citation : Plenel stigmatise « l’installation à demeure dans l’espace public des idéologies xénophobes, racistes, identitaires, rendant acceptables et fréquentables les forces politiques qui promeuvent l’inégalité des droits, la hiérarchie des humanités, la discrimination des altérités. Quand avons-nous baissé la garde ? Quelle est la responsabilité des journalistes et des intellectuels dans cette débâcle ? Comment, au nom de la liberté de dire, de tout dire, y compris le pire et l’abject, la scène médiatique est-elle devenue le terrain de jeu d’idées et d’opinions piétinant les principes démocratiques fondamentaux ? ». Voilà de la grande vérité, dont on perd l’habitude.
Entendez l’Appel. Méditons sur ce qui nous attend. Il est encore temps. Moins nous le lirons, plus vite il sera interdit quand ceux-là qu’il dénonce seront -un jour- au pouvoir.
(Edwy Plenel. Appel à la vigilance- Face à l’Extrême Droite. Ed. La Découverte, 134 pages).
Rencontre avec Ganesh, le dieu éléphant. De retour d’Indonésie, avec cette petite effigie qui donne envie de toujours sourire. Maître de la connaissance et de l’éducation, Ganesh transmet les choses de l’esprit. Il trône dans l’innocence de son corps d’enfant, l’œil malin, tout en exhalant la puissance débonnaire de l’éléphant. C’est sa tête d’éléphant (d’Asie) qui en fait une divinité. Il est l’intelligence des choses, mais regardez comme cette petite statue se prend élégamment la tête, comme inquiète devant l’inanité du genre humain.
Il nous inspire une esthétique parnassienne, et une envie de forme finie
Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux ;
Et creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.
Charles Leconte de Lisle – “Les éléphants” Poèmes barbares (1862)
Bien que dans un style compassé qui l’éloigne aujourd’hui des lecteurs, il saisit bien le calme puissant de l’éléphant, l’impassible Leconte de Lisle. (“Il guide au but…”C’est bien vu). Curieuse idée que de faire un poème sur ce gros animal. Mais on la comprend mieux en observant un tant soit peu cette statuette.
Annonces: quoi de neuf bientôt sur les Cahiers d’Alceste? Je vous avais promis dans la dernière lettre des chroniques de lecture africaines, mais je me suis plutôt consacré à mon florilège – qui vous livrera bientôt le XXIe siècle, avec une vingtaine de références -et du coup, vous n’avez rien vu. Donc, je vous envoie bientôt mes commentaires sur l’étonnant Sosa Boy, de Ken Saro-Wiwa, (Nigéria, encore… Quel pays d’écrivains !). De la guerre et de l’enfance. Je vous parlerai aussi bientôt de libellules rouges : un roman japonais d’une femme qui n’est pas écrivain mais puisant dans ses souvenirs, s’en sort magnifiquement.
De la poésie, aussi. Enfin, Les dormeurs, sorte d’Ode au sommeil de mon cru. Un ancien premier ministre de la Ve République affirmait, comme une fierté, lire tous les soirs un poème pour s’endormir. De la poésie comme un comprimé de sommeil… Pauvre homme, qui se pensait cultivé. J’ai un peu pensé à lui en achevant mes « dormeurs », noème long et statique, à lire sans doute un peu ivre de bon vin, que j’enverrai bientôt- sitôt parachevé…
Et sur le Conotron, rubrique appréciée de mes quelques lecteurs, on parlera d’expertise et de moutons.
En attendant, continuons avec les éléphants. Ils ont en eux la force et le rythme lent des poèmes. Et la rondeur de Ganesh, qui fait tant de bien au contemplateur.
“Tel l’espace enflammé brûle sous les cieux clairs ;
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal à travers les déserts.”
Charles Leconte de Lisle – “Les éléphants” (suite) Poèmes barbares (1862)
Et bien sûr, Adieu à Milan Kundera, qui est sorti du chemin. gardons et regardons cette citation, comme un trait de feu:
“Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède. »
C’est très beau, et très juste.
En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous.
Et n’oubliez pas – O timides lecteurs – vos bienveillants commentaires…
hervehulin6@gmail.com
A bientôt.
©hervehulin