Ken Saro-Wiwa fut un grand écrivain nigérian. Très doué, et déployant une acuité supérieure sur la vie sociale et politique de son temps, il n’aura pas eu le temps de nourrir une œuvre aussi conséquente que son talent le permettait. Saro-Wiwa a eu la triste destinée d’être condamné à mort par la junte de son pays et exécuté (il fut pendu) en 1995.
Sosa Boy est un original roman de guerre, de ceux qui nous parle de paix et d’humanité. Son personnage, Méné, est un tout jeune homme, qui suit une vie plutôt doucereuse dans un village du Biafra. On ne connaît pas son âge, mais on le suppose juste sous la vingtaine, à peine sorti de l’enfance dont il est encore très imprégné. Le jeune homme est chauffeur-livreur, et sillonne la région de village en village dans son petit camion. Ce métier le fait libre. Mais deux préoccupations intimes pèsent sur son existence. Il aimerait pouvoir mieux s’occuper de sa mère, si fragile et attentive ; il voudrait aussi pouvoir mieux se consacrer à sa belle Agnès, si séduisante et exigeante. Mais au loin, les rumeurs d’une guerre, dont on ne saisit pas grand-chose, approchent. Alors, se dit-on, qu’est-ce qui lui prend, à Méné, de vouloir à tout prix, s’engager dans la guerre, et porter un uniforme de « minitaire » ? Être soldat, ce serait la solution pour grandir, être un homme, et se faire respecter, se faire admirer. Et le voilà, pour impressionner sa belle Agnès, qui s’en va dans cette guerre lointaine, espérant traverser le monde, revêtu de la panoplie guerrière dont il ignore la malédiction. Quand il reviendra, comme un vainqueur, se dit-il, il sera respecté, admiré, définitivement mâle, et protecteur de celles qu’il aime.
Bien sûr – le lecteur aura déjà anticipé – la désillusion est ravageuse, à l’échelle de la violence qui va. Méné ne comprend rien à ce qui se passe, aux ordres qu’on lui assène, à cette absurdité qui s’agite. Quels sont les ennemis, quels sont les buts, et quelle est la cause ? Le presqu’enfant participe à la mort, au désastre, à la laideur des hommes. Des villages détruits, des cadavres çà et là. Peu importe les péripéties traduites : plus rien n’a de sens. On tire, on tue, parce que c’est ainsi, et tout souvenir d’innocence est vain. Telle est le visage objectif de la guerre : nulle grandeur, nulle vertu, et encore moins de héros, toutes ces fadaises sont littérature… Dans ce chaos pressant, le pauvre héros est malmené par ce destin qu’il a déclenché, assujetti à son tourment, et hélas, transformé. En mal. Pourtant, il conserve une ingénuité, même souillée, mais préservée. Il revient enfin dans son village, où il rêve de retrouver sa vie d’avant, sa maman, son épouse. Il n’en reste rien, que des ruines, et des vies arrachées.
On peut voir dans la simplicité d’esprit de Méné une forme de métaphore, qui nourrit pleinement le sens du récit. Devant ce mystère de la guerre, et son étrange passion qui dévore des civilisations entières, le genre humain ne régresse-t-il pas à un niveau infantile ? La narration est à la première personne : c’est un miroir que nous tend Saro-Wiwa. Nous sommes tous idiots quand l’animalité secrète de notre espèce reprend le dessus.
Cette régression est dans chaque ligne. Car le roman est écrit en «anglais pourri (rotten English)» : une forme infantile de langage qui détonne, ainsi développée avec autant de maîtrise dans la richesse de la littérature nigériane. Passé l’effet d’étrangeté de la consonance et des formes, on glisse avec un réel plaisir de lecture sur le texte. Car si le style, pour reprendre la théorie de Vladimir Nabokov, est le point d’équilibre entre le fonds et la forme, alors « Sosa Boy » est un grand ouvrage de style. Cette forme – risquée – ouvre des possibilités d’écriture étonnante, tout en gardant une simplicité d’expression qui va droit au cœur. De ce langage décalé surnage une sensation d’enfance meurtrie Ce langage qu’on ne soupçonne pas reste celui d’une forme d’innocence, et, en cela, secrète à chaque page une dimension d’universel très attachante, presque tendre. Là est l’intelligence exceptionnelle de ce roman, et c’est pour ça qu’on l’aimera.
Moins violent et anxiogène et que « Johnny chien méchant » d’Emmanuel Dongala (Acte Sud) qui nous emmenait dans l’enfer des enfants-soldats, « Sosa Boy » reste, derrière sa langue quasi-enfantine qui le sous-tend d’une sorte d’à-plat tragique, un roman de grave amertume. On trouvera aussi une belle sagesse dans la merveilleuse préface de William Boyd, qu’il ne faut surtout pas contourner. Pour Boyd, ce roman est le plus fort jamais écrit sur la guerre. C’est bien possible. Malgré toute l’admiration que tant d’esprits et d’auteurs lui vouent sans borne, malgré les chefs-d’œuvre de littérature et de création qu’elle a pu occasionner dans toutes les cultures, de l « Iliade » à « Guerre et paix » malgré ses alibis d’héroïsme et de vertu révélée, la guerre reste une torsion abjecte de l’humanité. Mais elle n’est jamais aussi abjecte que lorsqu’elle détruit l’enfance.
Ken Saro-Wiwa. “Sosa boy (petit minitaire)”. Traduit l’anglais « pourri » (Nigéria) par Samuel Millogo et Amadou Bissiri. Introduction de William Boyd. Edition Acte Sud (Babel). 305 pages.
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