Philémon aime rire. Réellement, il est drôle, d’humeur constante et fait montre de beaucoup d’esprit. Il rit et fait rire tout le temps, tout le monde, de tout, de tous, et sur tout. Il rit parfois tout seul, et parfois même sans cause ni sujet. Il est connu par cela, et fier de sa notoriété. Son visage est jovial, son apparence soignée. Mais son mental est toujours rapide et cela plaît. On loue chez lui cette faculté et il le sait.
Il n’a pas le tempérament méchant, mais seulement caustique. Il amuse, et plus rarement blesse en même temps, ce qui est la même chose aujourd’hui. Il voit les défauts des autres, et les situations décalées qui prêtent à rire. Si la société où il se rend lui est connue, il sait qu’on attend son commentaire. Il reste sur le terrain qui lui convient et parlera peu de ce qu’il ne connaît pas. Tandis que l’œil affuté cherche et traque ce qui fera dérision, son esprit fuse et ne prend jamais de temps pour trouver le fil, la fréquence et le mot. Il fera durer un peu de silence, saura rester discret le temps qu’il faut, et lâchera son trait une fois suspendu qui va cribler celui ou celle qui n’est pas assez ainsi, ou qui l’est trop. Du foulard très connoté de celle-ci, de la redingote trop fashion de celui-là. Du rire de cheval de cette dame, du profil épais de ce jeune homme. De ces ministres qui disent le contraire de ce qu’ils ont dit, ou auraient pu dire, peu importe. De ce tremblement de terre lointain, dont les victimes n’auront plus besoin d’être enterrées. De ces gens qui enragent de misère et se regroupent et manifestent, dont les autorités craignent la violence et la colère, il dira qu’ils ont bien raison et que si seulement ils pouvaient aussi revendiquer avec autant d’énergie des programmes de télévision moins médiocres et des réductions en hôtels de charme pour ses vacances, ils seraient tellement délicieux.
Il sait même, en quelques circonstances, faire rire de lui-même, en proportion immodérée. Car rien de ce qui le frappe ne semble le toucher. Un jour c’est son chien qui meurt, il en plaisante six jours, comme d’autres font le deuil. Un autre jour, c’est sa mère qui succombe ; il ne s’embarrasse pas d’en pleurer, il gagnera du temps libre à ne plus aller la visiter le dimanche. Le voici soudain ruiné, son banquier l’a chassé, mais que de paperasses en moins. Bientôt, il sera assujetti au revenu minimum: plus de factures à trier! Et comme la vie s’en retrouve pétillante !
Philémon est habile, insubmersible, et indifférent. On l’apprécie pour cela. Il est d’un caractère aérien qui soulage et vivifie en même temps. Ainsi, en se pressant un peu autour de lui, on saura que plus rien n’est grave, et tout est léger ; la vie sociale devient un nuage de bulles, et donne l’envie d’être joyeux. Car il faut rire encore et de tout, et encore en toute circonstance. On en veut plus, la demande est forte, autant que l’époque est triste. De la sorte, ceux qui se réjouissent de son talent auront toujours la certitude d’être du bon côté. De nos jours, on aime ce qui est mordant, à condition de ne pas être mordu.
L’humeur de Philémon est pourtant peu singulière, et procède d’un penchant facile. Ceci compense parfois qu’il a moins d’esprit qu’on lui en prête ; mais il en montre autant qu’on lui en demande et cela suffit à sa gloire. Il sera toujours plus commode de faire rire aux dépens des uns que de faire sourire au profit d’un seul autre. Mais l’esprit contemporain est de bon marché, car il vend la valeur qu’il peut.
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